"La mer en a marre", texte de Bernard Lorraine
Le tapissier et le pâtissier
Un pâtissier faisait de la pâtisserie,
Son voisin tapissier de la tapisserie.
Lorsque le pâtissier fait sa pâtisserie
Sa pâtissière fait de la tapisserie,
Quand le tapissier vaque à sa tapisserie
Sa tapissière cuit de la pâtisserie.
Aussi retrouve-t-on des clous de tapissier
Dans la pâtisserie du voisin pâtissier,
Aussi retrouve-t-on les choux du pâtissier
Sur la tapisserie du voisin tapissier.
Et comme leurs moitiés sabotent leurs métiers,
Leur industrie et leur commerce en pâtissaient.
Moralité
Pâtissiers, pâtissez ! Tapissez, tapissiers !
À chacun son métier ! À chacun sa moitié.
"Jouer avec les poètes" Hachette, 1999
De mémoire de perroquet
Au nombril des Amazonies
Dans l'émeraude du sous-bois
A trois portées de sarbacane
de la centrale nucléaire
l'enfant de l'ingénieur écoute
un langage mystérieux
que personne ne comprend plus.
Là-haut dans un samambaïa
c'est un congrès de perroquets
qui redit les mots entendus
dans leur jeune âge de la bouche
du dernier des enfants indiens
de la dernière des tribus
depuis un lustre disparue.
Bernard Lorraine (paraphes recueil de Jacques Charpentreau le livre de poche p231)
Les cerfs-volants
Aux brises sucrées du printemps,
Bergers des nuées et des vents,
Les enfants aux cheveux de miel
Mènent paître leurs cerfs-volants
Dans les pâturages du ciel.
Arbres de Noël
Sa nuit était si noire,
Sa neige était si froide,
Si glacée sa résine,
Qu'un sapin de Noël
A poussé ses racines
Au ventre de la terre
Pour se chauffer les pieds.
À l'autre bout du monde,
Son ciel était si clair,
Son sable était si chaud,
Si brûlante sa fièvre,
Qu'un palmier de Noël
Les prit entre ses mains
Pour rafraîchir sa sève.
Le colibri
Je m’étais habituée à le voir, chaque fois
Que pointait le matin, voler, d’humeur légère,
Pour poser ses baisers sur les fleurs d’un parterre
Au jardin où coulait une ambroisie de choix.
Et l’oiseau me semblait, je ne sais trop pourquoi,
Le génie de la nuit, sa rêverie dernière…
Il venait d’apporter aux roses la première
Caresse du soleil, dans l’air encor si froid.
Un jour il s’en alla, sans retour. Et moi, quand
Je me surpris à soupirer en contemplant
Avec tristesse mon jardin riant de sève,
Je me dis en songeant, pensive, à l’ancien temps :
« Peut-être, ô lourd d’amertume et de tourment
Ce colibri n’était-il alors que ton rêve? »
Auta de Sousa
Les colombes
La première, au réveil, prend son vol. Et d’instinct,
Une autre, puis une autre… Enfin, c’est par dizaines
Que les colombes fuient les colombiers, à peine
Le soleil brille-t-il, sang frais dans le matin.
Le soir, sur l’âpre vent du nord qui siffle et geint,
Les voilà de nouveau, les colombes sereines,
Dans l’ébouriffement, la vibration de pennes,
Rentrant toutes par bande en un vol souverain.
Ainsi s’enfuient du cœur – par leur crèche originelle –
Nos rêves, un par un, en preste ribambelle,
Comme du colombier ces oiseaux bien-aimés…
Au bleu de la jeunesse ouvrant leurs grandes ailes
Les colombes s’enfuient pour revenir, fidèles.
Mais les rêves, au cœur, ne reviendront jamais.
Raimundo Correia
Je gratte la terre avec fureur
je gratte la terre avec ferveur
et coule coule ma sueur
pour te donner frère de la ville
la belle miche de pain blanc
ce riant sourire de vin blanc
aujourd’hui
rien au monde n’est si facile
que de mal vivre en travaillant.
L’enfant
L’enfant est en train de grandir.
Il grandit au monde, l’enfant.
Grandit pour les fleuves absents
et les nuages outremer.
À six ans déjà il voyage
avec le regard étranger
de ses ancêtres les marins
sur les cartes couvertes d’îles.
L’enfant est en train de grandir.
Et si ses jambes sont plus longues
c’est pour mieux vaincre les distances
par les chemins en éventail.
Ses cheveux se teintent d’un or
que dore le pollen des lis.
Dans son regard déjà s’éveillent
des secrets qui y sommeillaient.
L’enfant est en train de grandir.
Et de sa langue, les paroles
encore pures d’équivoques
poussent, agiles et fertiles
comme les épis dans les blés.
L’enfant est en train de grandir.
Laissez-le grandir librement.
La terre et la mer appartiennent
aux yeux naïfs de cet enfant,
petit-fils d’ancêtres marins,
fils d’un père venu d’ailleurs.
Domingos Carvalho da Silva
De notre peine est fait le monde,
De nos mains nous l’avons construit,
C’est par nous que la forge gronde,
Que le bois chante et l’acier luit.
Nous avons capté les rivières,
Soumis le feu, doré le pain,
Travailleurs, mes amis, mes frères,
Le monde est sorti de vos mains.
Jacques Charpentreau
Ton nom
Ton nom, un rêve dans in passé qui sommeille,
Sourire d’âme entre tant de cris de souffrance,
Un murmure perpétuel à mon oreille,
Un chant de harpe qui berça mon existence.
Ton nom fut écho de sanglots entre chacune
De mes chansons, chacun de mes gémissements.
Il fut tout ce qu’alors j’aimai. Je le résume :
Douleurs, plaisirs, bonheurs, amours, enchantements.
Je l’ai gravé dans les troncs des arbres en sève.
Tracé sur le sable des mers fouettant leurs grèves,
Et je l’ai lu dans les étoiles, l’épelant
À la clarté de moelleux clairs de lune blancs.
Je l’ai tressé sur le verdoiement clair des prés,
Avec des fleurs de lys, des pétales de roses;
Il a souvent couru, ailé, sous le vent frais
Et parfumé, dans les matins calmes des choses.
Avec l’étoile, il s’est éteint. Tombé un jour
Avec le tronc. Il s’est flétri avec les fleurs.
Sur la plage, effacé. Mais je le garde au cœur
Fatalité! Destin contraire à nos amours!
José Bonifacio de Andrade e Silva, dit le Jeune