S'il arrivait que ce livre tombe sous les yeux de gens heureux, qu'ils ne le lisent pas. Car, peut-être, s’il leur apparaît que leurs destins seront inconstants comme ceux racontés ici, leur plaisir en sera diminué. Ceci, où que je sois, me navrerait, parce qu'il suffisait grandement que je sois née pour mon malheur, sans faire encore celui des autres. Les affligés pourront le lire, mais il n'y en a plus, depuis que la pitié existe dans le cœur des femmes. Dans le cœur des femmes, oui, parce qu'il y a toujours eu dans celui des hommes du désamour. Mais je n'écris pas pour elles, car si grand est leur malheur qu'il ne peut être consolé par aucun autre, qui ne peut que les rendre plus tristes encore ; ce serait injuste que je veuille le leur faire lire, je leur demande plutôt instamment de fuir ce livre et toutes les causes de tristesse, car malgré tout, rares seront les jours où elles seront heureuses, car ainsi en a décidé la malchance avec laquelle elles naissent.
Ce livre n'est destiné qu'à un seul être. Mais de celui-ci je n'ai plus rien su, depuis que ses infortunes et les miennes l'ont emmené dans des pays lointains et étrangers où je sais bien que, mort ou vivant, la terre le possède sans qu'il y prenne plaisir, pour son malheur. Mon loyal ami, qui vous a emmené si loin de moi ?
Voici Binmarder gardeur de vaches, car rien n’est impossible au grand amour. Il vécut longtemps ainsi, passant de mauvais jours et des nuits pires encore, parce que Lamentor, au tout début de son installation, ne fit d’abord construire que des abris, et le grand nombre d’ouvriers venus pour les travaux, s’ajoutant à l’affairement général qui régnait dans la maison et aux injonctions de Lamentor, faisait obstacle à la liberté qu’avaient les femmes de sortir. C’est pourquoi Aonia pendant longtemps ne parut pas, pour que Binmarder pût au moins ressentir ce plaisir que la seule vue procure à ceux à qui le reste fait défaut. Pourtant déjà, tous les gens de la maison le connaissaient.
Ils l’appelaient le berger à la flûte, parce qu’il l’avait toujours avec lui, car il l’avait choisie comme remède à sa douleur, après avoir abandonné son nom. Aussi c’est ainsi que, souvent, tantôt sur la berge de cette rivière, tantôt par les hautes futaies qui ajoutent, comme vous le voyez, au charme de cette vallée, il allait jouant de la flûte et chantant des paroles de berger, car c’était le seul plaisir qui le consolait un peu de son mal, pour épancher son cœur si occupé de pénibles pensées.
- Il me semblait, ma fille, que votre mère vous avait laissée à moi pour me consoler un peu de la douleur qui toujours m’accompagne. A présent me voilà contraint à une nouvelle douleur, alors qu’il n’est pas en moi de nouvelle place où je puisse la recevoir.
Et, comme à ces mots les larmes coulaient déjà sur sa barbe respectable, elles provoquèrent celles d’Arima. Mais il se détourna, se reprit, en chevalier qu’il était, et séchant vite ses yeux, il lui dit pour la consoler, voyant ses larmes à elle couler aussi :
- Ne pleurez pas, ma fille, car ainsi vous vous navrez le cœur. Tant de larmes ne conviennent pas à votre beauté, que, même ainsi, sans pleurer, vous ne pourriez retenir aussi longtemps qu’elle ne s’en aille avant que vous l’ayez souhaité, car le bon temps ne s’attarde pour personne. Allez à la cour, où on ne pratique que des plaisirs, vrais ou feints. Laissez à votre père les peines, puisque pour elles il est né, car vous, vous avez dû naître pour autre chose, si la beauté ne vous a pas été donnée en vain.
Le peu de temps que j'ai vécu, j'ai appris qu'il n'y a pas de tristesse chez les hommes. Seules les femmes sont tristes: car les tristesses, lorsqu'elles ont vu que les hommes allaient d'un coté et de l'autre (puisque souvent ce qu'affecte un continuel changement soit se disperse, soit se perd) et que leurs nombreuses occupations leur prenaient tout leur temps, se sont tournées vers les pauvres femmes, parce que les changements les fatiguaient, ou parce qu'elles ne savaient pas oú se réfugier. (...) Ainsi nous souffrons deux maux: un que nous supportons, et l'autre qui n'était pas fait pour nous.