Même les nazis, qui réduisaient leurs victimes en cendres, enregistraient leurs morts. Chacun avait un numéro tatoué sur le bras. A chaque mise à mort, ils en tenaient le registre dans un livre. Il est vrai qu'aux premiers jours de l'invasion il y eut des massacres et après aussi. Ils alignaient tous les Juifs d'un village le long d'une fosse, les fusillaient, jetaient de la chaux par-dessus, de la terre et voilà tout. Mais les goyim de chaque localité savaient que leurs Juifs étaient enterrés dans tel trou, ils savaient combien il y en avait et qui était chacun d'eux. Il n'y avait pas cette agonie de l'incertitude. C'était des exécutions en masse, ce n'était pas un gouffre.
Il est vrai que, lorsqu'il était arrivé au Brésil en 1935, fuyant la police polonaise, ses compatriotes l'avaient mis en garde contre les espions de Getúlio. Zey zaynen umetum, ils sont partout, avaient-ils dit en yiddish. Mais c'était à l'époque du fascisme. Et voilà les espions partout à nouveau.
Ou est-ce qu'il en avait toujours été ainsi ? Il commence à penser que oui; le gouvernement pouvait utiliser ou non les informations, mais les informateurs n'avaient jamais cessé d'informer. Si c'était un gouvernement mauvais, comme celui de Getúlio, il les utilisait; s'il était bon, il les utilisait moins.
Dans un sac plus grand, de toile, ils entassent les documents de dénonciation élaborés à grand-peine, ceux qu'ils considèrent comme les plus précieux. La liste des 232 tortionnaires, qui ne seront jamais punis, même des décennies après qu'elle aura été amplement divulguée, même des décennies après la fin de la dictature; les manifestes des prisonniers politiques, le dossier des tortures, le rapport promis à Amnesty International.
Au-delà du monde visible qui nous tranquillise avec ses bonjours et ses bonsoirs, ses comment-ça-va-très-bien, il en est un autre qui ne se laisse pas voir, un monde d'abjections et d'infamies. C'est là que prospèrent les informateurs. Sans l'enlèvement de sa fille, K. n'aurait jamais aperçu cet autre monde, si proche de lui. Pourtant, ils ont toujours été là, subreptices, les informateurs de la police.
Cela aurait peut-être été différent si, davantage qu'à ses amis qui écrivaient le yiddish, cette langue morte que seuls quelques anciens parlent encore, il avait prêté attention à ce qui se passait dans le pays à ce moment-là ? Qui sait ? A quoi sert le yiddish? A rien. Une langue-cadavre, oui, sur laquelle ils pleuraient lors de ces réunions hebdomadaires, au lieu de se soucier des vivants.
La pire des suppositions était son arrestation par les services secrets. L'Etat n'a ni visage ni sentiments, il est opaque et pervers. Il n'a comme lucarne que la corruption. Mais parfois, celle-ci se ferme également, pour des raisons d'ordre supérieur. Et alors, l'Etat fait preuve d'une double malignité, par sa cruauté et parce qu'il demeure inaccessible.
Il faudra les abandonner. Tout comme les livres, les dizaines de livres d'histoire, de théorie marxiste et d'économie, le mini-manuel du guérillero urbain de Marighella, le livre de Debray, les textes de Martha Harnecker et les imprévisibles livres de Nietzsche, qui défendent la force irréductible de la volonté individuelle contre la morale dominante.
Il ressentait à l'égard du catholicisme une répulsion atavique, à quoi s'ajoutait un mépris de toutes les pratiques religieuses, y compris celles de son propre peuple. En vérité, ce n'était pas les individus et leurs croyances qu'il n'aimait pas, c'était les ministres du culte, qu'ils soient prêtres, rabbins ou évêques; il les tenait pour hypocrites.
Les décors changeaient, les détails, les circonstances, mais les vingt-deux cas recensés lors de cette réunion présentaient tous une caractéristique commune, terrifiante : les gens disparaissaient sans laisser de traces. C'était comme s'ils s'étaient volatilisés.
Mais son charme, tout spécial, venait de l'intérieur, de l'esprit, et non d'une beauté de poupée. Toute son expression se concentrait dans ses yeux, qui, d'un bleu triste, révélaient une intériorité immense et inquiète.