Le monde peut s’effondrer, ma trajectoire ne se réduira plus au temps qui passe et aux avenirs partagés. Dans le supermarché de mes souvenirs, je t’ai repéré, et l’autre moi-même que j’y ai vu me rassure. J’ai souvent été en retard ou en avance sur les mots, et plus le temps passe, plus ces surimpressions malhabiles m’ont rendue immobile, en attente d’un autre mouvement.
J’ai eu envie de défaire les lacets de ton corset de passé comme les hommes le faisaient aux femmes d’autrefois. Il fallait une masculinité pour éventrer tes hésitations féminines. Il fallait bien aussi me réconcilier avec l’illusion de l’amour.
Ma vie avec toi a été rouge comme les murs de notre chambre, prélude à un drame que j’ai sans doute cherché – et je n’en ai pas changé la couleur, ce que je devrais probablement faire – et comme tout rouge qui s’écoule longtemps d’un corps vivant, nous nous sommes vidés, en secret, car quand on est bien cadenassé et policé, on n’expose pas ses ulcères éventrés au tout-venant.
Le lit est grand pour que nos sentiments, puis nos corps, puis nos déceptions aient pu y onduler sans se fracasser.
Je sais que l’envie me taraude d’abolir mes frontières comme si je n’existais qu’en devers toi, qu’en toi. Mirage de l’amour où le désert n’est plus qu’un fleuve aux courbes intarissables d’eau pure.
Je sais aujourd’hui que l’amour, c’est l’art de s’exposer à la trahison, et le mariage l’art de le faire constamment. Alors, je pouvais m’époumoner, déployer des banderoles comme autant de voiles au vent de l’est, prélever des dîmes sur le temps imparti à d’autres (choses ?), je devais te laisser partir. Car on ne revient jamais de ses départs. Mais il reste tant de poussières, magnifiées par l’absence, qu’il faut balayer, jusque dans les recoins les plus fondateurs de notre impuissance à nous aimer.
J’ai une guerre froide dans la maison. Mon ennemi est celui qui me tient dans ses bras comme une monstrueuse fatalité. Son cœur bat au rythme de mes larmes. Il ne me bat pas. Non. Ses gestes n’existent que par la gifle qu’il ne me donne pas. Mais que je reçois quand même.
Il n’y a pas de hasard en amour. Je t’ai reconnu tout de suite tandis que tu me tournes le dos, profil de trois quarts. Légèrement voûté, arrimé au sol comme un bateau au port, tu sais que tu ne peux pas partir, mais tu tangues d’ennui.
On trouve toujours de la place dans les banques pour blanchir des haines sales.
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