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Citation de mimo26


Le garçon sur la bombe
Vendredi, 30 mai 1947
Le sang du garçon mort recouvre comme un voile la bombe anglaise de deux cent cinquante kilos. La lumière entre à flots par la toiture disloquée du hangar, se déverse sur le cadavre – ainsi que sur la bombe non détonée qui a déchiqueté le sol en béton, cylindre fuselé rongé de rouille, poisson monstrueux de la taille d’un homme. Le reste de l’entrepôt est plongé dans l’obscurité. Le garçon et la bombe, en revanche, sont illuminés, comme par un projecteur de théâtre se dit l’inspecteur principal Frank Stave de la police criminelle de Hambourg.

Il est à la tête d’une petite équipe du bureau des homicides et devrait être en train d’examiner le cadavre et la scène de la découverte du corps. Mais au lieu d’enquêter, de questionner des témoins et de relever des pistes – car le garçon âgé de douze ans, quatorze au plus, a été assassiné, aucun doute là-dessus –, il est accroupi à côté de quelques collègues, abrité derrière la carcasse difforme d’une grue détruite d’où, par un trou dans le mur, il observe attentivement à l’intérieur du hangar un homme évoluer autour de la bombe et de la misérable dépouille. Pas hésitants, gestes prudents, il ne jette qu’un regard fugace à Stave, s’agenouille enfin devant la bombe non explosée, pose avec délicatesse sur le sol une grande sacoche en cuir noir.

Un artificier du service de déminage qui va désamorcer cette bombe. Aussi longtemps que le détonateur reste actif, les policiers courraient un risque bien trop grand à s’approcher.

J’espère qu’il ne va pas m’effacer mes empreintes, se dit Stave.



Un appel téléphonique à sa prise de service à la Karl-Muck-Platz a alerté l’inspecteur principal. Il a pris avec lui quelques schupos, ces agents de police en uniforme bleu – des jeunes pas encore sec derrière les oreilles, recrutés par les officiers des troupes d’occupation britanniques. Stave reconnaît le gardien-chef Heinrich Ruge, qui l’a déjà accompagné sur plusieurs interventions.

— Le mort ne risque pas de se sauver, lui avait-il crié.

Stave s’était tu et ne lui avait jeté qu’un regard de commisération. S’échappant des bords du shako, la sueur lui ruisselait sur les tempes. En temps normal déjà, les policiers en uniforme moquent ce haut képi tronconique inconfortable en le traitant de « hotte à vapeur ».

Il fait trente degrés en ce début de matinée.

Stave se rappelle en frissonnant son dernier hiver : six mois impitoyables, durant lesquels le thermomètre oscillait le plus souvent entre dix et vingt degrés au-dessous de zéro – descendant parfois même plus bas. Et à présent ce printemps, de mémoire de Hambourgeois le plus chaud. Comme si, après les hommes, c’est le temps qui devenait fou. N’empêche que la guerre est finie, se dit l’inspecteur principal pour se donner du courage.

Ruge et cinq autres schupos se tiennent à ses côtés, à l’abri derrière la grue aux poutrelles tordues. Il n’y a aucune ombre protectrice aux alentours et le soleil les frappe obliquement. Stave sent leur transpiration. N’est-elle due qu’à la chaleur ? Ou la peur leur chasse-t-elle l’eau par tous les pores ?

Près d’eux, à croupetons lui aussi, un petit rouquin sec, le visage parsemé de taches de rousseur, luisant d’un coup de soleil : Ansgar Kienle, le photographe de la police et, par manque de spécialistes, le seul membre de l’anthropométrie judiciaire chargé du relevé des empreintes à la brigade criminelle de Hambourg.

Le crâne chauve brûlé par le soleil du Dr Alfred Czrisini brille plus encore. Stave a fait appel au médecin légiste qui, sans autre forme de procès, a emprunté la jeep d’un collègue anglais qui lui rendait visite pour se précipiter sur le lieu de la découverte du corps où, une fois encore, il est arrivé avant les policiers. Il a l’air pâle sous son coup de soleil. De sa main aux doigts nerveux, il pince une Woodbine entre ses lèvres.

— Vous pensez vraiment que c’est une bonne idée de fumer pendant qu’on désamorce une bombe d’un quart de tonne ? lui lance Stave, lèvres serrées, en sifflant entre les dents.

En réalité, il sait que rien ni personne – et encore moins une bombe –, ne pourrait empêcher le Dr Czrisini de fumer. Le légiste se contente de sourire et secoue la tête. Telle une minuscule oriflamme bleuâtre, l’épaisse fumée de sa cigarette monte en volutes au-dessus du champ de ruines.
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