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Citation de Partemps


On eût dit que Delacroix avait réservé toute sa sensibilité, qui était virile et profonde, pour l’austère sentiment de l’amitié. Il y a des gens qui s’éprennent facilement du premier venu ; d’autres réservent l’usage de la faculté divine pour les grandes occasions. L’homme célèbre dont je vous entretiens avec tant de plaisir, s’il n’aimait pas qu’on le dérangeât pour de petites choses, savait devenir serviable, courageux, ardent, s’il s’agissait de choses importantes. Ceux qui l’ont bien connu ont pu apprécier, en maintes occasions, sa fidélité, son exactitude et sa solidité tout anglaise dans les rapports sociaux. S’il était exigeant pour les autres, il n’était pas moins sévère pour lui-même.

Ce n’est qu’avec tristesse et mauvaise humeur que je veux dire quelques mots de certaines accusations portées contre Eugène Delacroix. J’ai entendu des gens le taxer d’égoïsme et même d’avarice. Observez, monsieur, que ce reproche est toujours adressé par l’innombrable classe des âmes banales à celles qui s’appliquent à placer leur générosité aussi bien que leur amitié.

Delacroix était fort économe ; c’était pour lui le seul moyen d’être, à l’occasion, fort généreux : je pourrais le prouver par quelques exemples, mais je craindrais de le faire sans y avoir été autorisé par lui, non plus que par ceux qui ont eu à se louer de lui.

Observez aussi que pendant de nombreuses années ses peintures se sont vendues fort mal, et que ses travaux de décoration absorbaient presque la totalité de son salaire, quand il n’y mettait pas de sa bourse. Il a prouvé un grand nombre de fois son mépris de l’argent, quand des artistes pauvres laissaient voir le désir de posséder quelqu’une de ses œuvres. Alors, semblable aux médecins d’un esprit libéral et généreux, qui tantôt font payer leurs soins et tantôt les donnent, il donnait ses tableaux ou les cédait à n’importe quel prix.

Enfin, monsieur, notons bien que l’homme supérieur est obligé, plus que tout autre, de veiller à sa défense personnelle. On peut dire que toute la société est en guerre contre lui. Nous avons pu vérifier le cas plus d’une fois. Sa politesse, on l’appelle froideur ; son ironie, si mitigée qu’elle soit, méchanceté ; son économie, avarice. Mais si, au contraire, le malheureux se montre imprévoyant, bien loin de le plaindre, la société dira : « C’est bien fait ; sa pénurie est la punition de sa prodigalité. »

Je puis affirmer que Delacroix, en matière d’argent et d’économie, partageait complétement l’opinion de Stendhal opinion qui concilie la grandeur et la prudence.

« L’homme d’esprit, disait ce dernier, doit s’appliquer à acquérir ce qui lui est strictement nécessaire pour ne dépendre de personne (du temps de Stendhal, c’était 6,000 francs de revenu) ; mais si, cette sûreté obtenue, il perd son temps à augmenter sa fortune, c’est un misérable. »

Recherche du nécessaire et mépris du superflu, c’est une conduite d’homme sage et de stoïcien.

Une des grandes préoccupations de notre peintre dans ses dernières années était le jugement de la postérité et la solidité incertaine de ses œuvres. Tantôt son imagination si sensible s’enflammait à l’idée d’une gloire immortelle, tantôt il parlait amèrement de la fragilité des toiles et des couleurs. D’autres fois il citait avec envie les anciens maîtres, qui ont eu presque tous le bonheur d’être traduits par des graveurs habiles, dont la pointe ou le burin a su s’adapter à la nature de leur talent, et il regrettait ardemment de n’avoir pas trouvé son traducteur. Cette friabilité de l’œuvre peinte, comparée avec la solidité de l’œuvre imprimée, était un de ses thèmes habituels de conversation.

Quand cet homme si frêle et si opiniâtre, si nerveux et si vaillant, cet homme unique dans l’histoire de l’art européen, l’artiste maladif et frileux, qui rêvait sans cesse de couvrir des murailles de ses grandioses conceptions, a été emporté par une de ces fluxions de poitrine dont il avait, ce semble, le convulsif pressentiment, nous avons tous senti quelque chose d’analogue à cette dépression d’âme, à cette sensation de solitude croissante que nous avaient fait déjà connaître la mort de Chateaubriand et celle de Balzac, sensation renouvelée tout récemment par la disparition d’Alfred de Vigny. Il y a dans un grand deuil national un affaissement de vitalité générale, un obscurcissement de l’intellect qui ressemble à une éclipse solaire, imitation momentanée de la fin du monde.

Je crois cependant que cette impression affecte surtout ces hautains solitaires qui ne peuvent se faire une famille que par les relations intellectuelles. Quant aux autres citoyens, pour la plupart, ils n’apprennent que peu à peu à connaître tout ce qu’a perdu la patrie en perdant le grand homme, et quel vide il fait en la quittant. Encore faut-il les avertir.

Je vous remercie de tout mon cœur, monsieur, d’avoir bien voulu me laisser dire librement tout ce que me suggérait le souvenir d’un des rares génies de notre malheureux siècle, — si pauvre et si riche à la fois, tantôt trop exigeant, tantôt trop indulgent, et trop souvent injuste.
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