C’est que ceux qui n’avaient pas de travail se montraient agressifs parfois. Quant à ceux qui en avaient, ils passaient les portes des usines en courbant le dos, en regardant leurs pieds. Des grèves… des grèves, ils en avaient fait. Et ça avait mené à quoi ? A des licenciements et des baisses de salaire, des mises à pied et des blâmes et au final rien n’avait changé. Ils n’y pouvaient rien si le voisin n’avait pas de travail. Eux en avaient et ils s’y accrochaient. C’est qu’il y a la famille à nourrir, le loyer à payer, les enfants à élever… Déjà comme ça le salaire ne laissait pas grand-chose pour acheter de la nourriture, alors s’ils perdaient leur emploi…
A force d’être trop lus, les mots se décomposent et s’effilochent, enfouissant leur message pour le garder secret et le transformer sournoisement en questions. Où était Django ? Pourquoi était-il parti ? Pour combien de temps ? Est-ce qu’il reviendrait ? Que voulait dire « je ne sais pas moi-même ce qui m’attend » ? Etait-il en danger ? Le reverrait-elle un jour ? Devait-elle l’oublier ? Pourquoi prendre la clé ? Devait-elle l’attendre ?
Oui, cette nuit d’amour, elle l’avait voulue, ardemment désirée au point d’avoir perdu tout contrôle d’elle-même, perdu toute raison. Et pourquoi fuyait-elle ? Qui fuyait-elle ? Le pêcheur ou elle-même ? L’avait-elle vraiment pris pour un objet, un jouet, comme il avait dit ? En tout cas c’était ce qu’il pensait.
Elle était bien trop belle. Beaucoup trop belle pour lui. Cette femme venait s’amuser, chercher de l’exotisme. Les Parisiennes aiment sortir, s’amuser, et sans doute raconter à leurs amies les expériences extravagantes qu’elles ont vécues pendant leur week-end ou leurs vacances. Comment pourrait-il en être autrement ? Qu’est-ce qu’elle pouvait bien lui trouver ? Il était un pêcheur, rien d’autre. Et elle était si fine, si délicate. Il la revit avec ses petites sandales trempées. Elle était comme ces actrices qu’il avait vues les quelques fois où il était allé au cinéma. Des femmes qui n’étaient pas pour un pêcheur, et encore moins pour lui, avec cette marque anormale sur son visage, ses yeux qui faisaient rire dans son dos.
Elle était bien. Ça faisait longtemps qu’elle ne s’était pas sentie aussi bien. Peut-être parce qu’il n’y avait rien et tout à la fois. Juste l’essentiel. Pas de mots inquisiteurs, pas de fausse pudeur. Juste un feu qui semblait souffler sa chaleur volontairement vers elle pour la réchauffer. Et un inconnu, sans finesse et sans faux-semblants. Un être à l’état brut. Un pêcheur qui ne comprenait pas pourquoi elle le remerciait, qui l’avait attrapée par la taille sans lui demander son avis, qui l’avait jetée par-dessus le balcon parce que c’est comme ça qu’on décharge les crevettes. Oui, elle était bien.
Comment condamner une vieille femme atteinte de sénilité mentale ? Alzheimer ou autre, on ne savait pas trop mais ce qui était sûr c’était que mademoiselle Galais était complètement givrée.
Elle avait bien le droit d’être sur le port et de regarder les bateaux de pêche, tout de même. Qu’est-ce que c’était que ces rustres et dans quel pays avait-elle atterri ? Elle était venue ici pour faire un article sur ce petit port de pêche, mais elle espérait surtout retrouver un équilibre qu’elle avait perdu, laissé sur le chemin de la vie, sur ses routes cahoteuses et pleines d’embûches. Et voilà qu’elle était arrivée en territoire ennemi, une étrangère parmi des brutes.
A la vue de ce corps athlétique se mêlait le bruit de la pluie qui battait le toit de la maison. Elise se dit que tout était surréel. Inventé, probablement, par son imagination sans repos, sa capacité à tout extrapoler en rajoutant des détails là où il n’y avait rien. Mais non. Ce pêcheur bourru au corps parfait était bien là, devant elle. Il se tenait droit et avec le plus parfait naturel dans le minimum de tenue décente.
Elle avait un article à écrire mais ce ne serait pas un article sur ce pêcheur des cavernes. Cette histoire était trop fraîche, trop étrange,et puis elle était à elle. Elle n’avait aucune envie de la partager. Parfois un regard peut souiller ce qu’on a de précieux. Non, elle ne la partagerait pas, elle garderait cette histoire vierge, comme de la neige dans laquelle personne n’a marché.
Malgré la distance, Elise comprit chacun des mots que le vent lui avait apportés. En plus, il allait faire moche. Ça commençait bien. Mais il fallait reconnaître que c’était plutôt beau à voir, cette mer qui semblait vouloir se mettre en colère contre on ne savait qui ou quoi. Et ce ciel qui se teintait de gris comme pour se mettre au diapason.