Découvrez le booktrailer de "La Maison d'autres" !
À l'entrée du village de Musseron, la quincaillerie de madame Pélissan était une curiosité locale : le décor avait vaillamment résisté au temps et l'on pouvait encore voir sur la façade, écrits en lettres fanées, les mots « Quincaillerie Pélissan, Père et Fille ». Madame Pélissan vendait dans sa boutique des dizaines d'articles introuvables ailleurs, mais dont presque personne ne semblait avoir besoin. Ses prix étaient assez fantaisistes, mais on pouvait les discuter. Et si l'on ne discutait pas les prix, il fallait discuter quand même, d'autre chose, du temps qu'il faisait, des impôts, des potins, des maladies, de n'importe quoi pourvu que l'on discutât. Car ce qui plaisait à madame Pélissan, ce n'était pas tant de vendre tout ce bric-à-brac entassé depuis des lustres dans sa boutique poussiéreuse, mais de discuter avec ses clients
Le mystère des souvenirs olfactifs venait de m'ouvrir un tiroir de conscience. J'étais troublée.
J'ai quinze ans. Un dimanche d'été. Misia épluche les légumes pour sa ratatouille. Je termine mon petit déjeuner. Des miettes de pain tracent un chemin autour de mon bol. Un rayon de soleil vient caresser le bois de la table de la cuisine. Misia sent le savon Fougère, celui qui me rappelle la mousse des sous-bois. Une odeur rassurante, de propre et de chaud, légèrement masculine. Je l'observe, impressionnée par ses doigts, prestes à peler, trancher, égrener.
Le contact de sa main déclencha un séisme en moi. Quelque chose d'impulsif, comme la détente d'un chat, guida tout mon corps vers le sien et avant d'avoir pu réfléchir seulement une seconde, mes lèvres cherchaient les siennes en un baiser maladroit, fougueux, juvénile.
Qu'est-ce qu'un non-dit ? Un silence coupable muré dans la perpétuité de la honte
Misia insistait sur le fait qu'il ne fallait jamais cueillir plus de cinq coquelicots et jamais plus d'une fois dans l'année, par respect pour cette fleur fragile mais téméraire. On la disait en effet capable, pour se venger, de faire éclater le tonnerre ou pire encore, de donner le « mal sauvage ». Je ne savais pas très bien ce que signifiait ce « mal sauvage », mais ces deux mots terribles suffisaient à retenir ma main si j'avais été tentée de dépasser la récolte autorisée par ma grand-mère.
En réalité, c'était bien ma grand-mère qui enfermait dans ses vieux pots en verre épais à facettes toute mon enfance, bercée par le jardin, les saisons, les fruits mûrs, les senteurs sauvages et vertes. Et quelle merveille de voir à la fin de l'été tous les pots sagement alignés dans le vaisselier, avec ces petites bulles emprisonnées dans le verre, comme des perles dans un coquillage.
Vivre sans passé ? J'avais donc si bien réussi à donner le change durant toutes ces années ? Alors que chaque centimètre carré de La Sauvageonne et de ses environs me ramenait à mon passé, j'avais finalement réussi à prendre sur moi, au point que mes enfants me voyaient « sans passé ».
Les histoires de famille, c'est parfois si douloureux qu'il vaut mieux entrer dans le passé avec les ballerines légères de la nostalgie plutôt qu'avec les gros godillots de la mélancolie.
Le vin était délicieux, d'une fraîcheur de roseaux, rehaussé de notes minérales.