Dans la France d'avant l'Europe, avoir un diplôme d'un pays de l'Est ne servait à rien. Aujourd'hui, des médecins roumains s'installent en France, on embauche des architectes et des ingénieurs et ça semble normal. Quand on a mis les pieds en France, les choses étaient différentes. Pour pouvoir présenter le concours d'entrée à l'école d' infirmières, il m'a fallu une « attestation de niveau » venant du ministère de l'éducation nationale comme quoi « vu que j'ai un niveau de bac+5 dans la chimie industrielle, on POURRAIT ENVISAGER que je sois aussi apte qu'un bachelier français ». Pourtant...
Je remercie la Roumanie pour m' avoir offert une éducation scolaire de très bon niveau et pour m'avoir appris la chose la plus importante pour tout être vivant : la survie.
Je remercie la France pour m'avoir accueillie et pour ne pas m'avoir discriminée ni positivement ni négativement et ainsi elle a su respecter à la fois toutes mes chances et toute ma dignité.
Ça c'était en 1975, quand c'était encore bien. Bâtiments hantés ou pas. Deux ou trois ans plus tard, les choses s'étaient dégradées. Le pain n'arrivait qu'une fois par jour, mais on ne savait jamais quand. Pour déboussoler la foule. Les solutions étaient variées : attendre à tour de rôle, devant la boutique, chaque membre de la famille en âge de comprendre, quelques heures par personne, se reliant dans la file d'attente. À nous voir, c'était comme le changement de la garde devant le palais royal.. Ou alors, ceux qui habitaient à côté et voyaient le camion de livraison arriver donnaient l'alerte et avertissaient les voisins et les amis capables de venir à temps. Ou alors, on payait un retraité qui vivait mal de sa retraite minuscule et qui avait le temps et la force de courir les files d'attente et de guetter l'arrivage du pain.
La première fois et la plus intense fut pendant l'épreuve écrite de physique au concours d'entrée à l'école d'ingénieurs à Bucarest. J'avais 18 ans. La concurrence était rude, 10 pour une place, ça ne pardonnait pas. Car, contrairement à ce que les communistes d'ici pensent, dans le communisme de là-bas tout le monde n'avait pas une place. Il y avait des places dans la société où il faisait bon vivre, des places où c'était vivable, et des places où la mort arrivait comme un soulagement. Et pour arriver à s'installer dans une place vivable, la bataille était rude et la seule solution était de bûcher depuis le CP et jusqu'à la fin.
On est entré en France le 15 octobre 1984. Le 1er décembre 1984 on t'a amenée à la maternelle. Inutile de dire que j'y étais allée avant et que j'ai tout expliqué à la maîtresse: l'origine, la situation. J'avais surtout dit que nous sommes en France seuls, ton père et moi, qu'ici on n'a aucune, aucune famille, que l'enfant ne peut et ne doit être récupérée à l'école par personne d'autre que l'un de nous deux. Car on avait entendu des cas (réels ?paranoïa?) où des gens de la police politique roumaine se font passer pour des parents et volent l'enfant, le ramènent au pays et comme ça, les parents sont forcés de revenir sur place où ils sont jugés pour trahison et emprisonnés et l'enfant finit à l'orphelinat, oublié de tout le monde, à se balancer d'avant en arrière entre les barreaux d'un lit, fou de douleur et de solitude. Les dames de la maternelle m'ont assurée que personne ne volera ma fille tant qu'elle sera sous leur garde.
Car la neige est silencieuse, comme toute fée: blanche, diaphane, miraculeuse et silencieuse. Calme. Elle arrondit les bruits aigus, elle étouffe et éloigne les décibels agressifs, elle couche sur le tumulte une couette de paix.
On mettait les pieds dans un pays duquel on ne savait rien, que des «on dit», dans une culture, un régime politique, une tradition complètement inconnus. Le « rideau de fer »nous avait empêché de voir au-delà de lui, de se renseigner. Le pays nous inspirait du respect car c'était l'Occident, la civilisation supérieure, la démocratie, là où l'être humain comptait pour quelque chose. Là où le dernier des cons savait parler le français ! La langue de la culture.... Là où, paraît-il, il suffit de bien travailler, respecter les lois, être honnête et sincère et on arrive très bien à s'en sortir. Peut-être....
Je veux te parler des longues heures de queue qu'on faisait ensemble, en sortant du travail, après t'avoir récupérée à la crèche. Les longues files d'attente debout, avec toi dans les bras, ces queues larges qui ressemblaient plutôt à des manifestations, stagnant devant les magasins alimentaires fermés, en attendant l'ouverture. On se battait pour être parmi les premiers, car il n'y avait jamais assez pour tout le monde, et ceux qui formaient la queue de la queue partaient à coup sûr la queue entre les jambes. Mais ils restaient quand même, croyant, espérant un miracle. Pouvait-on se permettre de laisser passer une chance, aussi petite soit-elle? Tiens, je me rappelle d'une queue particulièrement longue, une queue que j'ai quittée en pleurant. Tu avais deux, trois ans. J'avais les règles et un mal au ventre et aux reins terrible. Il me tardait de rentrer à la maison, me doucher et m'allonger un peu. Mais en descendant du bus, j'ai vu des gens se ruer à travers la place, vers le côté opposé du centre-ville. Ventre ou pas ventre, j'ai suivi la foule en courant, toi dans les bras. Il fallait toujours, toujours, suivre une foule en déplacement au pas de charge, car personne ne courait pour rien, là-bas. C'est seulement ici, en France, que j'ai vu des gens courir pour rien: ils font du footing, pour ne pas être trop gros. Là-bas, on courait pour ne pas être trop maigre. Là-bas, ça se passait comme ça: je ne saurai jamais comment, quelqu'un arrivait à avoir une formation (fondée ou non), et il donnait l'alerte: « ils vont vendre des œufs à tel endroit », ou du fromage, ou des poulets, (ça, les poulets, c'était plus rare et la plupart du temps une chimère). Ou du dentifrice, ou du papier cul. Tout était bon à prendre car on ne pouvait pas savoir quand un autre arrivage viendrait.
Après notre départ du pays, j'écrivais à ma mère des lettres optimistes, en lui cachant toute la vérité sur notre commencement ici, sur le fait que j'étais malade, qu'on était pauvres et désespérés. On lui envoyait des colis avec des soupes en poudre, du café, des savons et des cigarettes, mais l'effort pour payer tout ça était terrible. Je ne voulais pas l'inquiéter,, la désoler, lui faire de la peine. Et puis, comme on savait que toutes les lettres venant de l'Occident étaient censurées je ne voulais pas que les merdeux du pouvoir rigolent de mon malheur.
En Roumanie, tous les premiers mai, et les 23 août, il fallait faire le défilé devant les tribunes officielles. Tu sais, comme l'armée le fait ici pour le 14 juillet. Le 23 août était la fête nationale. Le 1er mai était le 1er mai. Là-bas, tout le peuple était obligé de défiler, écoliers et tout. Comme en Corée du Nord, dans une discipline de fer. Les plus jeunes des entreprises, défilaient habillés en militaires et on les appelait « les gardes patriotiques ». J'en faisais partie.