« Sur ton lit de mort je ne t’embrasse pas. Je te regarde fixement. Il me faut te le dire en face, je ne t’embrasserai pas, l’articuler d’une voix haute et claire. Etre face à toi l’homme que tu n’as jamais pensé que j’étais ni ne serais jamais. A tes yeux, sous tes yeux, je n’étais pas un homme, cela ne se pouvait pas. Jeanne me dit, tu n’embrasses pas ton père ? Je lui réponds, non je n’embrasse pas mon père. Elle dit, il t’aimait tu sais ! Je réponds, peut-être. Elle n’insiste pas. Je reste debout. Mon esprit s’échappe. La pensée insistante que je ne serais pas un homme selon toi… »
Ce n’est pas le pardon que je suis venu t’apporter. Je ne suis le messager de personne. Je viens aujourd’hui, en cet instant, considérer le sombre état des choses qui fut le nôtre et repousser vers toi comme autant de pelletées de terre le chagrin, la violence, l’impuissance, les regrets, la honte, la vie dure, la vie lourde. Léon Fabien, mon père, je viens te rendre ce qui t’appartient.
Ce que je raconte est vrai. Je n'ai rien inventé. Siam est bien mort comme je l'ai dit. Il ne bouge plus, il ne mange plus. Il est endormi pour toujours. D'un autre côté, c'est comme s'il vivait encore, ici, dans ce musée, avec sa peau et ses défenses. Autour de lui, il y a beaucoup d'autres animaux naturalisés. Chacun a son histoire et leurs histoires se mélangent.
Lorsque je l'ai vu, allongé par terre dans sa loge du zoo, j'ai compris. Siam, mon éléphant était mort. C'était fini. J'ai pleuré. Lui et moi, nous étions arrivés la même année au zoo, en 1964. J'étais soigneur.
Sous ta plume, mon père est un jeune homme amoureux. Sous ta plume, ton destin n'est pas inscrit dans le marbre, comme il nous serait facile de le vouloir. Ni Léon Fabien ni toi n'étiez assignés. Vos deux histoires de vie auraient pu prendre un autre tour. Vous aviez tant confiance. Tant de choses semblaient possibles.
La voix te manque. Derniers bruits de carnage au-dedans de toi. On galope on ferraille on brûle on saccage, il faudrait hurler maintenant, mais hurler, tu ne le peux pas, ta bouche est grande ouverte sur ce cri qui ne sort pas. Le souffle de ta parole maintenant enfermé dans la cage, bouclé embastillé, pitié, tu demandes pitié, c'est alors que tu tombes et te brises. Ton pyjama mouillé. Tu as fait pipi sur toi. On croit qu'un tyran ne meurt jamais ailleurs que dans son lit, que les ours sont immortels, que le père faillible ne doit pas s'en aller sans avoir été pardonné par le fils compatissant. On le croit. On se trompe.
Les plus forts dans une famille sont toujours ceux qui font semblant d'oublier et finissent par y parvenir.