Daniela Tully talks about her debut novel
Quand vint son tour, Maya tendit son passeport à la réceptionniste. « Mademoiselle Wiesberg. » La jeune fille lui adressa un sourire de bienvenue. « C’est un honneur de vous avoir parmi nous à Montgomery, dit-elle. Je vous ai réservé une très belle chambre, l’une de nos plus agréables. Toutes nos chambres ont des cheminées, ce qui peut-être plaisant le soir, si vous le désirez. Vous pouvez naturellement nous appeler à toute heure si vous avez besoin d’aide pour allumer le feu. Nous servons le dîner à partir de six heures. » Elle désigna une salle élégante dans le dos de Maya. « Et si vous souhaitez des conseils pour les excursions, n’hésitez pas à nous solliciter. »
Maya regarda autour d’elle et aperçut au loin un lac turquoise de l’autre côté de la montagne. Grand-mère avait-elle contemplé cette vue extraordinaire ? Était-elle montée jusqu’ici ? L’incroyable ressemblance n’était-elle qu’une coïncidence ?
Martha entra dans la pièce et l’étranger se leva aussitôt. Il mesurait un bon mètre quatre-vingts. Les manches courtes de sa chemise blanche découvraient des bras musclés, son short des jambes robustes, avec des chaussettes hautes que gonflaient ses mollets. Avec son corps athlétique et sa haute taille, il paraissait avoir au moins deux ans de plus que les jumeaux.
– Voici Martha, mon autre enfant, dit Mère à l’étranger.
– Heil Hitler, gnädiges Fräulein, dit l’homme.
Martha dut lever les yeux pour voir son visage, tout en lui rendant son salut. Il était très blond et ses yeux étaient d’un bleu perçant.
Elle ne put s’empêcher de penser qu’il représentait le parfait modèle hitlérien de la race aryenne.
Nous avons cette tendance parfois, n'est-ce pas ? Tenter d'effacer les souvenirs douloureux en refusant de les partager, comme si les garder pour nous les rendait moins réels. Pourtant, nous ne les chassons qu'en surface; ils reviennent obstinément.
Martha Wiesberg était une femme d’habitudes. Dimanche, messe ; lundi, déjeuner avec la voisine ; mardi, club de lecture ; mercredi, lessive ; jeudi, aérobic – chaque semaine, chaque chose, exactement à la même heure. Ne serait-ce que le plus petit changement était une tragédie pour des gens comme Martha. Elle avait besoin de cette routine comme on a besoin d’air pour respirer. Seuls ceux qui la connaissaient bien – et ils étaient loin et peu nombreux – savaient pourquoi : c’était sa manière d’anesthésier ses pensées, de réduire le passé au silence et d’étouffer les voix qui lui auraient rappelé que la vie aurait pu être tellement différente, si seulement…
Elle adorait Schiller, Goethe, Lessing et Fontane. Mais ceux qui la fascinaient le plus étaient quelques-uns de ces romans qui avaient été inscrits dans les schwarzen Listen, en 1933, les fameuses listes noires. Des livres dont beaucoup avaient été écrits par des écrivains juifs, des titres qui étaient considérés comme « non allemands » : les romans de Bertolt Brecht, Thomas Mann, tous les livres d’Erich Kästner, avec lesquels elle avait grandi, Dans un pays étranger de Hemingway, Martin Eden de Jack London. Elle les avait tous lus et relus, jusqu’à ce que les pages commencent à se détacher. C’était sa manière d’aborder un univers en dehors du sien.
C’était si stimulant de voir une idée se matérialiser sous ses propres yeux, de devenir une artiste même pour un bref moment. Comme les auteurs qui voient leurs histoires prendre vie sur les pages, voire parfois à l’écran. Elle se promit que, durant sa prochaine année à Schwabing, elle profiterait de la moindre occasion pour s’imprégner du dynamisme artistique qui y régnait. Dans son esprit, Schwabing était une ville dans la ville, une enclave qui échappait aux règles cruelles de ce monde.
Elle savait qu’elle ne devait pas attirer l’attention sur elle, mais elle se sentait attirée vers eux, comme la femme de Barbe-Bleue par la porte interdite.
Elle les regarda inquiète. On aurait dit une meute de loups. Ils traversaient la rue, se précipitant vers leur proie. Comme ils s’approchaient, Martha recula lentement vers l’entrée d’un l’immeuble. Elle chercha la porte à tâtons dans son dos, sans les quitter des yeux. Elle s’apprêtait à se défendre.
La majorité de la population semblait s’en réjouir, on discutait librement dans les débats télévisés des causes de la séparation : la guerre, bien sûr, ce chapitre tragique.