La Reine n’était pas dupe. Si le Royaume avait nécessité qu’on s’occupât de ses affaires elle aurait été enchantée de le faire. Or le Royaume ne souffrait d’aucune affaire. Pas de guerre, pas de misère exagérée. La répartition inéquitable des richesses, admise par tous, était le moteur de l’ascenseur social. Son essence même. Sa cohésion. Chaque jeune fille pouvait espérer, un jour, devenir la plus belle du Royaume et épouser le Roi, vivre durant quelques années dans l’opulence, en faire profiter sa famille et ses amis, irradier le Royaume de sa Beauté jusqu’à ce qu’une autre beauté soit reconnue par le miroir pour lui succéder. Si les critères de sélection demeuraient mystérieux, la règle du 85-60-85 centimètres s’imposait comme le point commun entre toutes les Reines.
La Reine assise aux côtés du Roi tendait son cou gracile dans une attitude faussement intéressée par les doléances du petit peuple qui défilait sous ses yeux. Elle avait si vite oublié ses origines. Elle avait cette certitude d’avoir été dans une autre vie princesse. Sa naissance dans la rue des Poissonneries était une erreur que le Miroir avait naturellement corrigée. Sa poitrine gonflée par le prestige de la fonction fendait le décolleté de son bustier offrant une vue plongeante sur ses seins ronds et blancs. Ses jambes se laissaient deviner sous le voilage de sa longue robe, fines et musclées, douces et fermes.
Elle avait tout fait pour ne pas être élue. Elle était restée prostrée dans sa chambre durant tout le concours. Ne rien faire. Pleurer en priant pour ne pas être choisie Reine. Depuis son enfance, toujours le même cauchemar. Des femmes mortes. Un Loup-Garou. Du sang. Elle portait sur sa tête une couronne. Elle allait mourir mais elle était sauvée au dernier moment tandis que la Bête trépassait. Absurdité d’enfant. Terreur nocturne.
Le Mage Noir réveillait en elle un souvenir confus, des images floues qui ne voulaient pas remonter à la surface de sa conscience. Une barrière infranchissable dans sa mémoire ne lui laissait apercevoir que des ombres. Confusion des sentiments. Elle reculait tandis que le Mage avançait ; au fond d’elle, elle se sentait attirée, une chaleur étrange la poussait vers lui. Elle devait lutter.
L’harmonie de la Beauté. Le Miroir ne peut tolérer qu’une Reine souffre des affres de la grossesse. Mon dieu, y pensez-vous? Toutes ses vergetures, ce ventre dilaté à en éclater. Peut-être n’y a-t-il que vos seins qui ne s’en tireraient pas trop mal ! Soyez heureuse que je vous épargne cet état de décrépitude. Vous devriez me remercier plutôt que de me chercher noise.
Il était immensément riche et avait fait de Mataquin un Royaume prospère. Pourtant il descendait d’une lignée maudite. Il était riche et adulé. Pourtant il était laid, avec sa disgracieuse barbe bleue. Son air terrible aurait dû faire fuir femme et fille et l’effet inverse se produisait.
C’est l’équilibre de la Beauté qui gouverne notre Royaume depuis la nuit des temps. La Beauté qui nous préserve des guerres, des révolutions. La Beauté qui préside à l’organisation de notre société et son développement harmonieux. Ne pas comprendre cela revient à renier nos Lois.
- Anne, ma sœur, ne vois-tu rien venir ?
- Je ne vois rien que le soleil qui poudroie, et l'herbe qui verdoie.
Pendant ce temps, Barbe Bleue, tenant un grand coutelas dans sa main, criait de toute sa force :
- Descendez vite, ou je monterai là-haut.
De la Bête. Elle ne pouvait résister. Sa langue. Peut-être râpeuse. Qu’importe. Elle jouit. Il la pénétra de son sexe long et épais. Ses yeux luisaient. Ceux d’un loup. Qu’importe. Elle jouit. Encore. Il la possédait. Elle était possédée.
On disait que malgré toutes leurs sciences, aucun mage, aucun sage, aucun érudit ne parvint jamais à crever le mystère céleste du miroir ; nul n’avait jamais su à quoi étaient liées ses perturbations.