Comme l'a plaisamment résumé Jean-Laurent Cassely (Slate) : "Depuis des années, Jean-Claude Michéa est un philosophe socialiste qui écrit des livres sur la gauche que personne à gauche ne lit." Ce constat ne valide-t-il pas la thèse de Michéa, à savoir que la gauche et le socialisme sont définitivement inconciliables ? Entendons-nous bien : Boucaud-Victoire [Auteur de "Mystère Michéa, portrait d'un anarchiste conservateur"] n'a pas tort de craindre et de dénoncer une récupération droitière de la pensée de Michéa (en lire autant de bien les pages du Figaro a en effet de quoi mettre la puce à l'oreille) comme il n'a pas tort (même s'il est beaucoup plus discret sur ce point) de se méfier d'une récupération de gauche. Il faut dire que cette dernière occurrence est bien plus rare. Chacun, dans cette affaire, ne fait que s'abandonner à ses tares respectives : la gauche excommunie les libres penseurs par puritanisme idéologique et la droite tente de les récupérer par opportunisme politique.
Une des premières thèses du livre [« Le complexe d’Orphée » de Jean-Claude Michéa] (…) est à la fois évidente pour qui connaît un peu l'histoire et surprenante pour qui ne saisit le spectre politique qu'à travers la lecture synchronique qu'en font les médias. Cette thèse peut se formuler ainsi : le socialisme et la gauche sont deux choses tout à fait différentes. Rappelons que le champ politique français d'après la Révolution, jusqu'à la fin du XIXème siècle, se divisait en trois grands courants d'opinion, calqués symboliquement sur les trois couleurs du drapeau national : les Blancs (la droite monarchiste et catholique), les Bleus (la gauche républicaine et libérale) et les Rouges (le mouvement ouvrier constitué de ses diverses tendances socialistes, communistes et anarchistes).
On a abusivement associé deux notions qui se contredisent l’une et l’autre: l’idéal du progrès, notion héritée des Lumières et de la pensée libérale, et les intérêts populaires, liés à un ensemble de valeurs enracinées, bien moins modernistes. C’est parmi ces dernières qu’Orwell faisait figurer la « common decency », la décence ordinaire, qui réunit entre autres (et en dehors de toute logique marchande) le triple impératif de donner, recevoir et rendre.
C’est au moment de l’affaire Dreyfus qu’un premier rapprochement d’une partie du camp socialiste avec la gauche s’est opéré. Alors qu’une grande partie des leaders ouvriers considéraient que cette affaire ne les concernait en rien, qu’ils n’avaient pas à prendre parti dans une querelle d’officiers au sein d’une armée bourgeoise qu’ils conspuaient, certains d’entre eux se laissèrent séduire par le discours républicain de la gauche qui les attira dans son camp en leur parlant d’un impératif de justice universelle qui devait transcender la question des classes sociales. Le résultat sur le long terme a été la conversion des mouvements socialistes à la logique libérale et à l’impératif du progrès ainsi que l’érosion graduelle de ses objectifs de bouleversement social. (…) Ce compromis historique dure jusqu’à aujourd’hui, les termes de « gauche » et de « socialisme » (mot utilisé pour la première fois par Pierre Leroux en 1834) se sont mélangés, ont perdu leur sens d’origine, à tel point qu’il est devenu impossible de les démêler.