Nos pères vénérés, qui, voici mille ans et davantage, mirent la première main à la construction de cette machine extraordinaire, devaient avoir, en même temps qu'une énorme provision de volonté têtue, un grain de généreuse folie.
On y doit penser: il ne s'agissait seulement de transformer en contrée habitable un vague bourbier découpé en tous sens et de toutes parts rogné par des canaux errants, mais d'y planter tout ce qu'il fallait de maisons et d'églises pour les besoins matériels et spirituels d'un peuple appelé à s'y réunir des rives de la mer et des îles éparses des lagunes: de faire en somme une authentique ville d'un marais désolé.
Ces anciens s'étaient affectionnés aux bancs de sable ou de fange, aux eaux boueuses parmi lesquelles, fuyant la terre ferme, leurs propres anciens avaient cherché et trouvé un refuge contre la fureur des barbares. Les antiques cités abandonnées, ils n'y pensaient déjà plus: ils étaient désormais Vénitiens, avant même que Venise fût née.
Et les voici à l'œuvre, pareils aux lointains lacustres, mais en grand, et dans un style entièrement nouveau. D'abord ils construisent le sol, enfonçant dans l'instable limon des forêts entières tirées des vallées du Cadore; puis débitant la pierre amenée par mer des carrières d'Istrie, ils érigent les édifices. La ville se dessine, se forme, s'accroît. Avec ses calli, ses campi, ses quais, ses ponts, son palais ducal, sa basilique de Saint-Marc, sa Place. Venise apparaît "dans les eaux, sans muraille", comme dira Franco Sacchetti; sa grande histoire commence
(INCIPIT)
Si sortant de la lumière du jour, nous pénétrons dans sa lumière intérieure, dans la secrète ardeur du poème de marbre, nous sentons s'exalter en nous d'autant plus l'impression d'une réalité fantastique et d'une vérité de la foi ; comme si nous entrions en ce "merveilleux et angélique temple" que les pupilles étonnées ded Dante virent tourner dans le neuvième ciel.
La pénombre physique, en ce lieu perpétuelle, n'enlève rien à l'absolue et abstraite fulguration de son or, dont les cercles, les tourbillons resplendissent très profondément, à la manière exacte de la danse des anges dans le ciel dantesque.
Les figures qui se détachent du sein de cet or spirituel ont des visages, des gestes chargés de saintes magies, prononcent des paroles muettes qui prennent leur son au delà de l'espace et du temps, dans les royaumes de l'âme.
(à propos de la Basilique Saint-Marc)
Et si admirables que soient les deux édifices, certes plus admirable est l'imprévue ouverture de la ville, de la partie la plus citadine de la ville, sur l'eau et sur le ciel.
L'histoire humaine, inscrite dans les formes de la plus noble architecture, se trouve en contact direct avec les éléments les plus libres de la nature, les moins soumis au frein. Venise, où elle est le plus Venise, se laisse lécher et battre par l'onde toujours mobile de sa mer.