D'une manière incroyable, sa Dame s'était déplacée et se trouvait menacée par le pion de l'adversaire. La jeune fille ne comprenait plus rien. Comment cette Dame avait-elle pu arriver ici toute seule ? Bien décidée à réparer cette gaffe indépendante de sa volonté, Alba déplaça discrètement la pièce sur sa bonne case. Elle jeta un coup d'oeil rapide autour d'elle pour s'assurer que personne n'avait remarqué son manège et croisa les bras.
Sa mère lui répétait souvent de ne pas se mêler des affaires des autres ni de s’aventurer seule le soir dans les rues désertes. Des recommandations auxquelles Alba s’était toujours pliée. Mais 12 ans est le moment décisif où l’on peut espérer être maître de sa vie, non ?
Évitant d’éclairer, elle avait enfilé son jean, un T-shirt noir portant l’inscription Babymetal et descendu les escaliers sans faire de bruit. Dans leur chambre, ses parents dormaient à poings fermés. Avant de refermer discrètement la porte, elle avait tiré de sa poche deux élastiques pour dresser deux belles couettes au sommet de sa tête, à l’image des héroïnes de mangas qu’elle admirait.
Dans un ultime regain d’énergie, Alba tenta de s’arracher à cette emprise mais ne frappa que du vide. Suspendue dans les airs, les quelques secondes qui suivirent lui parurent interminables. Trois secondes ? Quatre ? Comment savoir, car peu à peu sa conscience s’évaporait. L’étreinte se resserrait. Elle hurla le prénom de son ami et tenta de l’apercevoir. En vain. Les jambes raides, les bras pendants à plusieurs mètres du sol, toute fuite devenait maintenant impossible. Alba sentait ses os se compresser. Son cœur se broyer. Dans cette marée noire de l’horreur, son regard terrifié réclamait Alex. Sous l’action d’une force terrible et invisible, leurs corps commencèrent à onduler des pieds à la tête. La poitrine comprimée par un étau glacial, ils restèrent la bouche ouverte, le souffle coupé, suffocant dans l’air poussiéreux. Puis ils se mirent à se plier, se tordre, se contorsionner comme si l’on voulait extraire l’essence vitale de leur âme.
Doooonnez-nous ce liiiivre. Doooonnez-nous ce liiiivre.
Puis est arrivé le jour des ombres. Elles étaient venues si nombreuses pour assouvir son peuple et détruire les livres, qu’en une seule journée la vie avait changé de visage. Les hommes avaient été pourchassés, les livres brûlés par ceux qu’Alex et Alba avaient nommé les Zotres. La vie, telle qu’ils l’avaient désirée, s’était éteinte. L’homme était devenu esclave du côté sombre du monde. Seuls quelques centaines d’entre eux avaient pris la route glaciale de l’Autre Côté de l’Air, s’échappant chacun avec un livre, dernier témoin de ce qui un jour avait existé. Leur mission se réduisait à ceci, avertir les mondes parallèles des dangers qui les menacent si les livres sont ignorés ou détruits, si la liberté de lire et d’écrire est supprimée.