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Citation de PATissot


En revenant à la maison, je courus tout le long du chemin. Quand j'atteignis la grille du jardin, j'entendis qu'on sonnait à la porte d'entrée. Où était Maman ?
« Maman, on sonne. Tu n'entends pas ? Dois-je aller ouvrir ?
– Non, j'irai moi-même. » Mais elle ne bougeait toujours pas.
« Assieds-toi, Esther. Tu es à bout de souffle. As-tu donné la boîte à Grand-mère ?
– Bien sûr que je l'ai donnée à Grand-mère. Maman… la sonnette…
– Oui, la sonnette. »
Elle se leva lentement, marcha au ralenti vers la porte et l'ouvrit.
Mon père était sur le palier, les mains derrière le dos. À côté de lui, se tenaient deux soldats russes, baïonnette au canon.
Pas un mot ne fut prononcé. Mon père et ma mère échangèrent un regard prudent, mais mon père évita mon regard, comme s'il avait honte que je le voie en pyjama avec des baïonnettes dans le dos. Lentement et silencieusement, il traversa l'entrée en longeant le porte-parapluies qui contenait ses cannes de marche, jusqu'à la salle à manger. Les soldats marchaient lourdement derrière lui. Quand ils furent au centre de la pièce, le silence fut rompu. L'un des soldats cria :
« Tout le monde au sol ! Tous ! Vous êtes en état d'arrestation ! »
Pas de doute, avant que nous ne fassions une chose aussi bête, mon père allait prendre la parole et les soldats partiraient. Il n'avait rien fait de mal – ni volé, ni tué, ni commis aucun crime. Ils ne pouvaient pas l'arrêter. Il allait exiger leurs excuses. Mais il se tenait coi. Nous nous assîmes par terre – d'abord mon père, puis moi. Un instant, je crus que ma mère allait refuser. Mon père devait le penser aussi puisqu'il murmura doucement son nom : « Raya… » Très maladroitement, mais avec la détermination de garder la tête haute, ma mère s'assit sur le plancher elle aussi.
Comment pouvions-nous être arrêtés sans avoir fait quoi que ce soit de mal ? Je décidai d'en savoir la raison.
« Pourquoi nous arrête-t-on ? » demandais-je.
Ma mère leva une main pour me prévenir, mais trop tard.
Le soldat fit passer son regard de moi à mes parents, devenus soudain très pâles, puis nous examina les uns après les autres. Il avait de petits yeux brillants et un nez extraordinairement camus. Il sortit une longue feuille de papier blanc et la lut :
«… Vous êtes des capitalistes, et par conséquent des ennemis du peuple… Vous allez être envoyés dans une autre partie de notre grand et puissant pays… »
[ … ]
Yurenko regarda sa montre. « Vos dix minutes sont écoulées. Allons-y. »
Je m'élançais pour aller chercher ma valise juste au moment où mon père sortait de la chambre. Portant deux malles de voyage en peau de porc bordée de maroquin, il avait l'air d'un gentleman en partance pour une excursion, mais d'un gentleman qui avait terriblement besoin de vacances ! Ma mère le suivait, portant le panier en osier.
Quand nous fûmes dehors sous le brillant soleil, je réalisai qu'une fois de plus j'avais mis le pied gauche en premier. Mais cette fois-ci, je comprenais qu'il n'existait pas de pied droit qui pût nous sauver. Il ne restait plus qu'un camion et il nous attendait, plein d'une masse confuse de gens silencieux. Sur le trottoir, une douzaine de curieux attroupés chuchotaient. Je n'arrivai pas à comprendre ce qu'ils disaient. Mais cela n'avait guère d'importance.
Yurenko nous ordonna de grimper dans le camion. Mon père posa ses valises et me souleva. J'enfouis mon visage contre son épaule et il me serra fort. Il me reposa doucement près d'une dame en robe de soie. Elle ne bougea pas. Mon père aida Maman qui gardait la tête haute mais qui piqua un fard pace qu'elle n'arrivait pas à se hisser à bord du camion. Les valises et le panier suivirent, puis Tata. Il n'y avait pas d'autres membres de notre famille dans le camion.
Je fis un signe à mes grands-parents, mais ils ne répondirent pas. Je baissais les paupières. C'était une bonne chose à faire, cela permettait d'affronter plus facilement la foule qui nous regardait de la rue, l'air hébété. Cela éloigna également les choses de moi, me laissant entre le rêve et la réalité.
« Raya ! » J'entendis qu'on appelait le nom de ma mère.
Grand-mère Sara se tenait sur le côté du camion. Elle regarda Maman, puis se couvrit le visage de ses mains.
La porte arrière du camion fut verrouillée et le moteur se mit en marche.
Le camion commença à rouler pesamment le long de la grande avenue Pogulanska¹.
Il dépassa notre maison blanche avec ses portes d'acajou – un rideau flottait à la fenêtre de la salle à manger. Il dépassa les murs de notre jardin. Il roula le long de cette avenue dont je connaissais chaque maison, chaque arbre, chaque pierre usée du trottoir. De dessous mes paupières baissées, je regardais mon monde s'éloigner à tout jamais.
J'entendis nos noms appelés par une voix hystérique. « Raya… Samuel… Esther… Que se passe-t-il ? Où vous emmènent-ils ? » La voix s'éloignait, mais je reconnus ma tante Sonia qui courait derrière le camion, bras tendus et cheveux épars. « Oh, Sonia… » criai-je et je mis à pleurer. Ma mère me prit par les épaules et doucement me demanda d'arrêter de pleurer. D'autres gens dans le camion me chuchotaient un doux « Chuuut… Chuuut… » Mais je n'arrêtai pas ; je pensais qu'il était temps pour moi de pleurer.
Roulant par les rues, le long des parcs verdoyants et traversant la place du marché de Wilno sous le soleil étincelant, ils pouvaient voir leurs voisins vaquer à leurs occupations de la mi-journée consistant à faire des courses, à s'arrêter pour bavarder, à prendre le soleil sur un banc du parc, etc. mais ce convoi exceptionnel de gens qui quittaient tout cela gardait le silence.
À la gare c'était la confusion totale : une énorme foule tournait en rond : des camions par centaines, arrivaient de toutes les directions, débordant de monde. Je scrutai les alentours à la recherche d'un visage familier mais je ne vis que des étrangers, l'air accablé. Pourquoi nous ? La question restait entière. Pourquoi nous ?
Un soldat à la poitrine couverte de médailles s'approcha de notre camion, un héros. Il nous dit qu'il allait faire l'appel de nos noms et qu'il faudrait que chacun écoute attentivement les ordres qui lui seraient destinés. Nous écoutâmes. La liste semblait interminable. Nous ne fûmes pas oubliés : « Rudomin – Samuel, Raya, Esther : dans le second train ! Rudomin – Anna : dans le second train ! Rudomin – Solomon : dans le premier train. »
Ma grand-mère poussa un cri. Je n'avais jamais entendu quelque chose d'aussi terrifiant, même dans mes cauchemars. Sorti du corps frêle et déchiré de cette femme fière, cela traduisait une douleur incommensurable, mais aussi une colère et un ahurissement absolus. J'observai mon grand-père. Les yeux fixés sur le va-et-vient de la foule, des camions et des soldats, il ne voyait rien.

¹ avenue Pohulanka dans la Wilno polonaise de 1941 ; rue Jono Basanaviciaus dans la Vilnius lituanienne d'aujourd'hui.
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