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Citation de PATissot


Mon monde restait intact, je ne me doutais nullement de sa fin prochaine.
Le matin fatal, je me réveillais tôt, pour une bonne raison, c'est que depuis que l'école était finie, j'avais la permission de dormir tard. Naturellement, pour jouir de ce privilège, il fallait être réveillé.
À la minute où j'ouvris les yeux sur mes rideaux roses et blancs qui flottaient dans la brise de la Vilija, je sus que la journée allait être très belle, une parfaite journée de juin. Attentive à notre tradition familiale, je pris soin de me glisser hors du lit en posant le pied droit en premier. Pied droit devant, bonne chance pour la journée ; pied gauche devant, malchance. En Pologne, il faut écouter sa famille si l'on veut avoir de la chance.
J'allais à la fenêtre voir si Grand-père était dans le jardin. Le jardin était l'orgueil et la joie de sa vie. Il donnait les ordres aux jardiniers, grondait quand un arbre n'avait pas été bien taillé, prodiguait ses louanges lorsqu'un plant maladif repartait. « Souvenez-vous qu'il y a toujours quelque chose de bon chez les gens qui aiment les fleurs. »
Ce matin-là, Grand-père n'étais pas dans le jardin. Je me penchai par la fenêtre et restai une minute à admirer les roses et les pivoines, et le buisson de lilas que j'irais arroser dans une heure ou deux, pensais-je.
J'attrapai le roman policier que je m'étais mis de côté pour une matinée pareille, et retournai au lit. Dès la première phrase, je fus perdue pour le monde extérieur. Je n'entendais plus rien.
J'étais plongée dans le livre quand ma mère fit irruption dans ma chambre.
« Tu dois te lever immédiatement, dit-elle, en tirant mes draps.
- Mais pourquoi, Maman… ?» J'étais outragée.
« Esther, pour une fois, fais ce que l'on te demande sans poser de questions. Vite ! »
Je sautais du lit.
« Maman… Que se passe-t-il ?
– Des questions, toujours des questions. Parle moins fort. » Elle avait baissé la voix jusqu'au murmure. « Esther… Il est arrivé quelque chose. Oncle David a appelé. Il a dit… Il a dit que les soldats russes sont chez ton grand-père. Ton père s'est précipité là-bas. Il n'a même pas pris le temps de s'habiller. Il est toujours en pyjama. Et il n'est pas encore revenu. S'il te plaît, habille-toi aussi vite que possible et viens tout de suite dans ma chambre. »
Les soldats russes ! Je ne discutai pas. Je fis ce que l'on me disait et j'y allai en faisant mes nattes. Je trouvai ma mère assise sur son lit, avec un grosse boîte d'allumettes de cuisine sur ses genoux. Qu'avait-elle donc l'intention de faire avec ces allumettes dans sa chambre ? Et pourquoi me regardait-elle si bizarrement ? Était-ce possible qu'elle ait peur ?
« Tu vas porter cette boîte d'allumette chez ma mère, Esther. À ta grand-mère Sara. Immédiatement.
– Une boîte d'allumettes ? À Grand-mère Sara ? Pour quoi faire ?
– Esther ! » Sa voix tremblait. « Arrête de poser des questions ! Contente-toi de faire ce qu'on te demande. Porte cette boîte à ta grand-mère. J'ai le sentiment que nous n'aurons pas besoin de ce que j'ai mis dedans. Je veux que Grand-mère l'ait. Tu vas y aller par la grille du jardin. Ne sors pas dans la rue. Traverse les allées. Dépêche-toi et reviens aussi vite que tu pourras. Tu m'as entendue ? Tu ne dois pas t'attarder auprès de ta grand-mère, pas même une minute. »
Je failli faire tomber la boîte.
« Esther… » La voix de Maman se radoucit « … Esther, je suis désolée de m'être fâchée mais… Oh, fais vite, je t'en supplie, fais vite ! »
J'étais effrayée. Plus effrayée que je ne l'avais été lorsque Wilno avait été bombardée. Même un enfant apprend vite ce que sont les bombardements, il apprend à deviner ce qui risque d'arriver, et à se réjouir quand cela n'arrive pas. Mais maintenant je ne savais pas ce qu'il se passait. Je ne savais pas pour quoi prier, ce qu'il fallait demander à Dieu. Étant enfant, je pensais qu'il fallait être explicite: « Mon Dieu, s'il vous plaît, faîtes que les bombes ne tombent pas sur la maison Rudomin dans la grande avenue Pogulanska¹ à Wilno. Si vous vouliez bien veiller à ce que cela n'arrive pas, je promets que j'essaierai de ne pas être insolente avec ma Grand-mère demain… » J'avais essayé de négocier loyalement durant les bombardements allemands en 1939. Mais maintenant, je ne pouvais pas prier. Il n'y avait pas d'abri anti-bombe, ni de genoux dans lesquels je pouvais me cacher le visage lorsque la bombe tombait trop près, ni les mots apaisant de Maman pour me calmer de la peur des vitres brisées et des murs s'écroulant.
Je courus à travers le cabinet de travail de mon père, dans le jardin. Au moment où je franchis la porte, je sus que j'avais fait une erreur. J'avais posé le pied gauche en premier. Je voulais revenir et repartir du pied droit, mais j'avais peur de perdre du temps. En courant, je frôlai les lilas et respirai leur parfum. Je les arroserais plus tard. Le jardin n'avait pas changé ; mon jardin était toujours aussi beau, toujours intact.
J'allai jusqu'à la grille du fond du jardin et la franchis. Je courus à toute vitesse le long de l'allée. Heureusement, elle était déserte ce matin-là. Courant de toutes mes forces, en moins de dix minutes je fus chez ma grand-mère. Une fois là, je fus obligée de m'arrêter pour reprendre mon souffle avant de pouvoir grimper les marches quatre à quatre.
Il n'y eut pas de réponse à mon premier coup de sonnette, ni au deuxième. Je cognai dans la porte durement, à coups de pied. Finalement, la voix endormie de ma grand-mère cria : « Qui est là ? »
« C'est moi, Grand-mère. Laisse-moi entrer. »
Elle ouvrit la porte et commença à m'assaillir de question : pourquoi venais-je la voir si tôt ? Pourquoi étais-je essoufflée ? Qu'y avait-il dans la boîte ? Je voulais crier comme ma mère l'avait fait : « Pas de questions ! Je n'ai pas les réponses ! » À la place, je lui dis ce que je savais, que des soldats étaient chez Grand-père Solomon, que Tata avait couru là-bas en pyjama. « En pyjama ? » demanda-t-elle, comme si ce détail était le plus terrifiant de tous. « Oui, en pyjama », répétai-je, commençant moi aussi à perdre mon sang-froid.
Je lui tendis la boîte et lorsqu'elle l'ouvrit nous restâmes toutes les deux bouche bée.
Les émeraudes de ma mère et ses autres bijoux étaient là, dans cette boîte d'allumettes de cuisine – son collier, ses boucles d'oreilles et toutes ses bagues. C'était si étrange de les trouver là, hors de leurs écrins de velours, comme des bijoux en toc.
Ma grand-mère referma la boîte. Elle baissa les paupières et ses lèvres murmurèrent une prière.
« Grand-mère, je dois partir. Maman a dit que je devais vite rentrer à la maison. Grand-mère… Je suppose que Maman a une raison pour t'envoyer ses bijoux ? »
Elle continuait à prier. Je me haussai sur la pointe des pieds et l'embrassai sur la joue. Je la serrai contre moi et posai ma joue sur son bras. Je désirai ardemment lui dire combien je l'aimais, tout ce qu'elle représentait pour moi, comme je me souvenais bien de toutes les journées que nous avions passées ensemble quand j'étais petite, à découper des poupées de papier et à leur construire des maisons en carton. Mais nous n'avions pas le temps. Je pouvais juste lui dire : « Je t'aime, Grand-mère, je t'aime tellement.
– Oh, mon enfant… Dis à ta mère… »
Elle s'arrêta et m'embrassa sur les cheveux.
« Je reviendrai te voir bientôt, Grand-mère », dis-je en partant au pas de course.
Comme je dévalais les marches, une pensée terrible me traversa : je n'allais jamais revoir ma grand-mère. « Oh, mon Dieu, s'il vous plaît, ne me donnez pas de telles pensées », priai-je.

¹ avenue Pohulanka dans la Wilno polonaise de 1941 ; rue Jono Basanaviciaus dans la Vilnius lituanienne d'aujourd'hui.
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