Je m'ouvris de ce projet à la Thi-Sao. Elle crut faire des charmes de la jeune fille un éloge que j'estimai inutile, puis elle me les offrit contre un billet de cent piastres. Après une discussion qui dura un temps assez long, elle se contenta de la moitié.
- Et la cô Liên, demandai-je, que dit-elle de la proposition ?
Réclavier parut très étonné de la question.
- Qu'est-ce qu'elle dit ? Rien du tout, parbleu, pour la bonne raison qu'on ne lui demanda pas son avis. Ça vous étonne ? On voit bien que vous êtes un nouveau venu ! Vous n'allez tout de même pas parler des Droits de la femme ? Nous ne sommes pas en France, heureusement ! Ah! On sait dresser les jeunes filles dans ces pays ! Il est vrai que maintenant, on leur apprend le français - ça, c'est malin ! - et qu'elles deviennent intraitables; mais dans la "nhâ que" (campagne), où la civilisation n'a pas encore répandu ses bienfaits, l'esprit est toujours bon ! La femme obéit, l'homme commande. Toi pas content, content quand même...
Une idée plaisante sembla lui traverser l'esprit, car il éclata de rire :
- Je parie que vous auriez désiré que la petite fût amoureuse de moi. Ç'aurait été plus joli. Ça pouvait se mettre dans un roman pour lectrices métropolitaines. Mais quand vous aurez vécu quelques dix ans dans les colonies, vous verrez que l'amour et l'amitié, passé le trentième degré, ça n'existe plus. On fait des affaires ensemble, on se vole, on s'exploite : voilà pour l'amitié. L'homme prend son plaisir, la femme laisse faire, parce qu'elle y trouve son avantage : voilà pour l'amour !
Des rugissements, des cris humains nous apprirent que la chasse aux fauves continuait. Les panthères, en effet, attaquaient les pirates. Mais elles furent vite expédiées, car bientôt nous n'entendîmes plus rien. Nous aurions pu croire que nos ennemis, se contentant d'avoir capturé celui qu'ils considéraient, non sans raison, comme un traître s'en étaient allés. Mais des hurlements avaient retenti dans la direction où avaient disparu Kiêt et son prisonnier. Ce dernier avait été tiré de son évanouissement par des procédés dénués de toute douceur, mais très efficaces, à en juger par le concert qu'il nous donna. Il monta et descendit pendant une bonne demi-heure, - si l'on peut appeler bonne une demi-heure pendant laquelle on lui coupait le nez, les joues, les oreilles et on lui arrachait le foie - la gamme si variée de la douleur humaine.
Si les pirates se figuraient arriver à nous démoraliser par ce procédé un peu enfantin, ils se trompaient lourdement. Les Thôs ne bronchaient pas plus, en entendant les cris du malheureux, que si c'eût été le ramage d'un merle. Au fond, à leurs yeux, bourreaux et victime se valaient. Les uns et les autres étaient Annamites : pour eux, c'était tout dire. Moi, il y avait trop longtemps que j'étais dans ce pays : j'en avais trop vu, trop entendu. Mais la personne que, s'il y avait eu distribution de médailles dans notre troupe, j'aurais citée à l'ordre du jour, c'était Liên, la tendre Liên ! Pendant que l'autre beuglait, elle riait; et quand les beuglements étaient particulièrement atroces, elle se tordait, à la lettre. Le moral était excellent, comme vous pouvez juger...