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Citation de Partemps


Evelyne Grossman
Poursuivant la réflexion qu'il a inaugurée dans sa conférence sur Le Théâtre et la Peste,
Artaud écrit à André Roland de Renéville : "Il serait vain de considérer les corps comme des
organismes imperméables et fixés. Il n'y a pas de matière, il n'y a que des stratifications
provisoires d'états de vie". Une écriture directe sur la scène de ces "stratifications" qui se nouent
et se dénouent, les frontières du moi devenues poreuses, voilà ce que doit être dorénavant le
théâtre. Il ne s'attarde pas, on le sait, à définir le type de public auquel s'adressent ses spectacles,
au point d'adopter des formules lapidaires telles que : "Le public : Il faut d'abord que ce théâtre
soit" ou encore : "Qu'il y ait ou non un public pour un pareil théâtre, la question est d'abord de le
faire". C'est que le spectateur lui aussi est une forme, un être constitué, et la question de son
existence séparée ne se pose que pour être aussitôt supprimée. Abolir le public séparé, constitué
en autre différent de moi et qui me regarde, c'est l'un des enjeux avoués du Théâtre de la Cruauté
:
"Et s'il est encore quelque chose d'infernal et de véritablement maudit dans ce temps,
c'est de s'attarder artistiquement sur des formes, au lieu d'être comme des suppliciés que
l'on brûle et qui font des signes sur leurs bûchers" (IV, 14).
Aucun pathos dans cette image où l'on doit lire un symbole, celui du corps-signe du
supplicié, corps triomphal où acteur et spectateur se mêlent dans la même brûlure (actif et passif).
Dissoudre les formes pour retrouver en-deçà la force à l'oeuvre, ce thème essentiel de la
linguistique d'Artaud, telle qu'elle s'exprime dans sa recherche d'un nouveau langage théâtral,
implique d'abord les formes de l'individuation. En deçà de l'enveloppe individuelle des corps
séparés, il s'agit au théâtre de retrouver la force pulsionnelle du corps sémiotique pour tracer un
nouvel espace trans-individuel où vont tendre à se fondre l'auteur, le metteur en scène, l'acteur, le
spectateur.
La contagion de l'affect et sa propagation en ondes telle qu'on l'a vue à l'oeuvre dans la
peste va décrire au théâtre un espace paradoxal : ni la scène ni la salle mais cet entre-deux, ce
hiatus que Merleau-Ponty par exemple appelait un chiasme93; Artaud le nomme symboliquement
: "la scène.-la salle". Appelons-le espace-limite pour indiquer son rapport fondamental à ce qu'on
nomme, dans la clinique psychanalytique contemporaine, les cas-limites 94. Non qu'il s'agisse
d'un épinglage nosographique; un repérage simplement, mais essentiel pour situer l'oeuvre
d'Artaud (comme celle de Joyce) par rapport à ce mouvement de fluctuation des frontières du
moi, cet affleurement des espaces archaïques de la psyché qui caractérise nombre de discours
contemporains. Il n'y est pas toujours question de plainte; face à ses avatars dépressifs, il existe
une version triomphante du cas-limite. La littérature en offre le témoignage et singulièrement

93 Le Visible et l'Invisible, op. cit.
94 Dans une bibliographie abondante sur les "cas-limites" ou borderlines, on peut citer l'ouvrage d'André Green qui
fait le point sur les différentes théories actuelles : La folie privée - Psychanalyse des cas-limites, op. cit. Voir aussi,
Julia Kristeva, Les nouvelles maladies de l'âme, Fayard, 1993.
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dans l'écriture du XXe siècle, celle qui bouscule les lignes de partage entre les genres et les styles
(théâtre, roman, essai, poésie, ou encore dessin) mais aussi et surtout celle où vacillent les
frontières subjectives entre écriture et lecture, diction et écoute, acte et spectacle.
Cet espace paradoxal déterminé à la fois par le lien et la coupure, la contiguïté et la
séparation, (comme dans la peste, la contagion à distance), est très précisément ce qu'Artaud
appelle "le Théâtre de la Cruauté". Lorsque, dans le premier manifeste, il évoque d'entrée de jeu
l'idée que le théâtre doit retrouver une "liaison magique, atroce, avec la réalité et avec le danger",
il utilise l'oxymoron du lien-blessure ("liaison ... atroce") pour caractériser un lieu théâtral
marqué à la fois par la jonction et la séparation. Son modèle implicite est le coït mortel d'Héloïse
et d'Abélard, cet instant ébloui d'une fusion dépersonnalisante où l'étreinte est castration; car la
cruauté, précise-t-il, opère à partir du rapprochement de dualités. Mise sous le signe du heurt de
l'amour et de la haine, la cruauté décline tous les éléments de l'harmonie dissonante qui
caractérise les évolutions des danseurs balinais. Elle juxtapose les contraires sans les fusionner, et
si l'on y décèle "une souffrance qui rend des harmoniques de joie" (IV, 99), c'est que les
frontières entre bourreau et victime, comme entre vie et mort, sont fluctuantes et instables. Il
l'indique dans la première lettre "sur la cruauté" adressée à Jean Paulhan :
"Cette identification de la cruauté avec les supplices est un tout petit côté de la
question. Il y a dans la cruauté qu'on exerce une sorte de déterminisme supérieur auquel le
bourreau suppliciateur est soumis lui-même, et qu'il doit être le cas échéant déterminé à
supporter" (IV, 98).
Dans le premier manifeste du Théâtre de la Cruauté, on trouve une énumération des
différents thèmes et moyens techniques qu'il entend mettre en oeuvre pour définir un nouvel
espace théâtral; ainsi, la partie intitulée "La scène.-La salle" décrit un espace à la fois un et
multiple, un espace ouvert, sans "barrières" : "Nous supprimons la scène et la salle qui sont
remplacées par une sorte de lieu unique, sans cloisonnement, ni barrière d'aucune sorte, et qui
deviendra le théâtre même de l'action ». Ou encore, dans un autre texte, intitulé précisément "Le
Théâtre et la Cruauté" : " Nous préconisons un spectacle tournant, et qui au lieu de faire de la
scène et de la salle deux mondes clos, sans communication possible, répande ses éclats visuels et
sonores sur la masse entière des spectateurs". L'espace ouvert qu'il décrit se traduit en ondes qui
enveloppent littéralement le spectateur, bain visuel et sonore où il est littéralement capté, avec
lequel progressivement il fait corps, perdant toute individualité séparée : "le spectateur placé au
milieu de l'action est enveloppé et sillonné par elle. Cet enveloppement provient de la
configuration même de la salle". Ou encore : "Le spectacle, ainsi composé, ainsi construit,
s'étendra, par suppression de la scène à la salle entière du théâtre et, parti du sol, il gagnera les
murailles sur de légères passerelles, enveloppera matériellement le spectateur, le maintiendra
dans un bain constant de lumière, d'images, de mouvements et de bruits".
On pense, devant ces descriptions de bain sonore et lumineux dans lequel le spectateur
débordé perd tout contour déterminé, à une brusque plongée dans ces premiers espaces
psychiques du moi que certains analystes, comme Didier Anzieu, postulent à l'origine des
frontières de l'individualité95. Le bain sonore serait l'un des tout premiers environnements de
l'être humain en voie d'individualisation. C'est peu à peu seulement que s'organise la

95 "L'enveloppe sonore", Le Moi-peau, op. cit., pp. 159-174.
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discrimination des bruits intérieurs et extérieurs au corps avec l'établissement d'une "enveloppe
sonore" sur laquelle s'étayera ultérieurement ce que Didier Anzieu appelle le "Moi-peau". C'est
probablement précise-t-il, ce premier espace sonore que Xénakis a voulu rendre par les variations
musicales et les jeux lumineux des rayons lasers de son polytope; on y reconnaît un
"entrecroisement non organisé dans l'espace et dans le temps de signaux" qui ressemblent sans
doute à ces flux que décrit aussi Michel Serres, à ce "nuage premier de désordre où brûlent et
courent des signaux de brume"96. Ce premier espace serait un volume creux mais ouvert, à
l'intérieur duquel circulent des bruissements, des échos, des résonances. "Je dis que la scène, écrit
Artaud, est un lieu physique et concret qui demande qu'on le remplisse"; et c'est sur cette masse
inorganisée, indifférenciée, où s'entrecroisent bruits et lumières, dans "l'espace, aussi bien visuel
que sonore", qu'émergent les corps-signes des acteurs balinais : "Et les correspondances les plus
impérieuses fusent perpétuellement de la vue à l'ouïe, de l'intellect à la sensibilité, du geste d'un
personnage à l'évocation des mouvements d'une plante à travers le cri d'un instrument".
Ce "lieu unique" que l'espace théâtral entend tracer est un lieu impropre, au sens où on le
dit d'un corps; ni scène ni salle mais au croisement paradoxal des deux. Impersonnel et atopique,
il renoue avec cette matière vibratile où s'inscrit tout corps et s'y déploie en creux le corps du
Double, le mien-pas-le mien. On retrouvera avec Joyce cet espace flou des identités mêlées; ainsi
Bloom et Stephen, "silencieux, chacun contemplant l'autre dans le miroir charnel de son le
sienpaslesien visage semblable"97. Cet espace sans divisions évoque alors un vaste corps
archaïque et prégénital; non encore découpé par une sexualité qui trace sur sa surface des zones
érogènes, c'est un corps entièrement vibratile: "L'action dénouera sa ronde, étendra sa trajectoire
d'étage en étage, d'un point à un point, des paroxysmes naîtront tout à coup, s'allumeront comme
des incendies en des endroits différents" (IV, 93). C'est sous le signe de la contagion irrépressible
que l'action se déploie "à tous les étages et dans tous les sens de la perspective en hauteur et en
profondeur". Plus loin, pour suggérer l'idée de force et de commotion qui doit caractériser le
spectacle tout entier, Artaud évoque l'image "des mines introduites dans une muraille de roches
planes, et qui feraient naître tout à coup des geysers et des bouquets" (IV, 94); évocation à peine
voilée d'orgasmes en chaîne sur tous les points d'un corps érogène en son entier, un corps où se
propage la violence des pulsions sexuelles qui s'étendent et contaminent comme la p
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