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4.2/5 (sur 33 notes)

Biographie :

Evelyne Grossman est professeure de littérature française moderne et contemporaine à l’Université Paris Diderot – Paris 7. Actuelle présidente du Collège international de philosophie, spécialiste de théorie littéraire, elle enseigne à l’intersection de la littérature, de la philosophie et de la psychanalyse et consacre ses recherches à l’étude des écritures-limite du XXème siècle : Artaud, Beckett, Blanchot, Lacan, Derrida, Levinas, Deleuze, entre autres.

Elle a réalisé chez Gallimard de nombreuses éditions des textes d’Antonin Artaud (notamment les Œuvres dans la collection Quarto et 50 dessins pour assassiner la magie en 2004, Cahier d’Ivry, janvier 1948 et Suppôts et Suppliciations, « Poésie/Gallimard », en 2006).



Source : http://www.leseditionsdeminuit.com/f/index.php
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Evelyn Grossman - La créativité de la crise

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Citations et extraits (195) Voir plus Ajouter une citation
Le sociologue Edgar Morin, inventeur en 1976 du terme « crisologie », souligne volontiers que « les crises génèrent des forces créatrices ». Le rapport entre crise et création serait alors plus complexe qu’il ne semblait au premier abord. Au-delà d’une banale affirmation du caractère fécond des crises, dans la pensée systémique de Morin, la crise met en œuvre à la fois désorganisation et réorganisation : « Toute désorganisation accrue porte effectivement en elle le risque de mort, mais aussi la chance d’une nouvelle réorganisation, d’une création, d’un dépassement. Comme l’a dit McLuhan, breakdown is a potential breakthrough. » C’est dire une fois encore que l’effondrement (breakdown) peut engendrer bien des percées créatrices (breakthrough). Ne nous hâtons pas toutefois d’y voir un nouvel avatar de la notion de « destruction créatrice » défendue par l’économiste Joseph Schumpeter. L’analyse d’Edgar Morin, rejoint par bien d’autres penseurs, ouvre plutôt sur un autre type de constat, celui d’une crise actuelle engendrée par la perte de foi dans un progrès supposé apporter le bien-être à l’ensemble de l’humanité conformément à l’idéal de la philosophie européenne des Lumières. Nous avons longtemps cru, souligne-t-il, que la science, la technique, l’économie pouvaient résoudre les grands problèmes du monde. Or, en dépit de bénéfices indéniables, les prétendus« effets secondaires » sont en fait cataclysmiques et les potentielles « victimes collatérales » se comptent par millions. Dans ce modèle, la crise est d’abord le signe d’une désillusion face à la promesse d’un développement progressif illimité. Cela ne marche pas ou cela ne marche plus, le moteur s’est enrayé, survient le scepticisme quant à l’ouverture promise d’un avenir radieux. La ritournelle déprimée : « c’était mieux avant ! » signe l’effondrement de nos espoirs dans le futur. La nostalgie du passé recouvre alors une plainte douloureuse : je n’ai plus d’avenir ; devant moi, il n’y a rien (no future, comme disaient les punks, au siècle dernier). La dépression, suggère Freud, est une maladie du temps.

Crise de la créativité
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Pour Freud, on le sait, loin d’être un raté seulement, le lapsus est une réussite de l’inconscient. Quelque chose là, est parvenu à franchir la frontière du refoulement, à percer la censure et à se dire : processus actif et non simple échec. Rater est une forme incontestable de création, pour Beckett aussi qui connaît parfaitement la leçon freudienne : c’est avec ce ratage qu’on écrit. C’est cela qu’il découvre un jour, son « illumination » comme il dit, qu’on écrit avec son idiotie, sa bêtise, son incapacité à écrire. Bien écrire est à la portée de n’importe quel bon élève (les Belles Lettres, l’Académie). Mal écrire est autrement plus difficile. Autrement dit, on n’écrit pas contre le ratage. On écrit, on crée avec le ratage. Là encore, le ratage, n’est pas un état mais un processus, une dynamique. Le ratage beckettien est une énergie créative, un déséquilibre en acte. Il faut en effet distinguer deux choses : l’échec qui est un résultat et le ratage qui est un acte, un processus mis à l’œuvre. L’échec répété est signe de névrose. Freud nomme « compulsion de répétition » cette énergie quasi diabolique au service de la pulsion de mort qui nous pousse à reproduire inlassablement les mêmes échecs (tomber toujours amoureux du même type de partenaire qui nous détruit, retomber sans arrêt dans les mêmes ornières). Les psychanalystes savent quelle extraordinaire énergie certains sujets mettent à échouer, à s’empêcher d’avancer, de réussir, de vivre, de créer. Quelle que soit son extraordinaire vigueur, cette énergie est bien du côté de l’arrêt, de la stagnation. La dynamique du ratage, au contraire, au sens de la créativité de la crise, est tout autre chose. Il ne s’agit pas du tout d’un simple renversement dialectique. On ne voit guère pour quelle raison l’échec se renverserait en succès un beau jour, on ne sait trop par quel mécanisme simplement inversé. Le ratage (c’est ce que découvrent Artaud ou Beckett, entre autres) est un processus créateur qui nous oblige à revoir nos catégories trop simples de succès et d’échec. Comme l’échec, le succès est un arrêt, c’est une stase ; un résultat, si l’on veut. C’est pour cela qu’il est aussi décevant parfois, de réussir. Le succès n’enclenche rien et si certains s’effondrent devant le succès ou après le succès (après un examen réussi, par exemple), c’est parce que le succès, comme stase, marque un arrêt. Un but a été atteint... et après ? La dynamique est morte si l’on n’est pas capable de retrouver, avant cette stase du succès (le résultat atteint) la dynamique qui le portait et qui le dépassait.

Créativité de la crise
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"Le soleil a comme un regard. Mais un regard qui regarderait le soleil [...].
L'air est suffisamment retourné. Et voici qu'il se dispose en cellules où pousse une
graine d'irréalité. [...] Toutes les cellules ne portent pas d'oeufs. Dans quelques-unes naît
une spire. Et dans l'air une spire plus grosse pend, mais comme souffrée déjà ou encore de
phosphore et enveloppée d'irréalité. Et cette spire a toute l'importance de la plus puissante
pensée" (I*, 60-61; j.s.).
Cette écriture spirante, hésitant entre inspiration et aspiration ("tantalisation" dit parfois
Artaud) que dessinent les premiers textes, on la retrouvera avec les théories théâtrales. Anticipons
un instant sur ces textes théâtraux pour retrouver la spire et la même volonté de tracer, dans
l'espace scénique cette fois, les signes d'une écriture transpersonnelle rythmant les pulsations d'un
immense corps archaïque, fantasmatiquement réincarné :
"[...] et de l'utilisation, j'oserai dire ondulatoire, de la scène, dont l'énorme spirale se
découvre plan par plan. / Les guerriers entrent dans la forêt mentale avec des roulements de
peur; un immense tressaillement, une volumineuse rotation comme magnétique s'empare
d'eux, où l'on sent que se précipitent des météores animaux ou minéraux" (IV, 64; j.s.).
ANTI-PORTRAIT DE L'ARTISTE
Dissoudre le Je de l'identité subjective, sujet aux dédoublements et aux ruptures, en
rendant poreuses les frontières du moi, telle est la seconde stratégie d'écriture qu'Artaud explore
dans ses premiers textes. Dialogues imaginaires ou théâtre mental, ils mettent en jeu une
dramaturgie qui convoque sur la scène psychique divers personnages, réels ou mythiques.
Représentations d'un dialogue avec soi qui passe par la mise en scène d'un alter ego, nombreux
sont les premiers textes d'Artaud qui portent la trace d'adresses à un interlocuteur, qu'il s'agisse de
lettres (ainsi l'inaugurale et fameuse Correspondance avec Jacques Rivière), de manifestes ou de
ce qu'il nomme ses "drames mentaux".
On retrouve ici le thème du dédoublement qu'introduit dans le sujet l'exercice de la
pensée. Le "Je me pense", voire le "je me pense pensant" s'écartèle chez lui en rupture intérieure,
en "je m'assiste, j'assiste à Antonin Artaud" (I*,98). Cette question de la réflexivité qui structure
la pensée identitaire et la rupture qu'elle génère entre Je et moi, entre moi et moi-même, Artaud
l'aborde par le biais de ce qu'il appelle un poème mental : "Paolo Uccello est en train de penser à
soi-même, à soi-même et à l'amour. Qu'est-ce que l'amour? Qu'est-ce que l'Esprit? Qu'est-ce que
Moi-même?" (I**, 9). On sait qu'il rédigea trois versions successives de ce texte, Paul les Oiseaux
ou la Place de l'Amour, dont deux seulement subsistent. Il y aborde le thème de la recherche d'un
espace psychique où la pensée puisse se déployer; "quand je me pense, dit-il ailleurs, ma pensée
se cherche dans l'éther d'un nouvel espace" (I*, 119). De même qu'il voit en Paul Klee un "peintre
mental" capable de proposer dans ses toiles des "synthèses mentales conçues comme des
architectures" (I*, 240), c'est aussi l'architecture, le tissu de son esprit vu comme en coupe et
verticalement qu'il cherche à matérialiser; et avec lui l'entrecroisement dans l'espace de ses
pensées personnifiées et représentées sur scène.
37
Premières théâtralisations psychiques dans l'œuvre d'Artaud, ces textes opèrent une
difficile dramatisation qui tente de faire jouer, au sens articulatoire du terme, les dédoublements
de son esprit. Assister à soi et le mettre en scène pour se démultiplier dans l'espace à l'infini d'un
jeu de miroirs qui diffractent toute identité, tel est le programme de ce "drame de théâtre" : "Je
suis comme un personnage de théâtre qui aurait le pouvoir de se considérer lui-même et d'être
tantôt abstraction pure et simple création de l'esprit, et tantôt inventeur et animateur de cette
créature d'esprit. Il aurait alors tout en vivant la faculté de nier son existence" (I**, 12). Le texte
met en scène des artistes florentins du Quattrocento : le peintre Paolo Uccello, le sculpteur
Donatello, l'architecte Brunelleschi et, outre Selvaggia, la femme imaginaire de Paul les Oiseaux,
une dernière instance qui se dit "Moi" tout en étant à la fois soi et tous les autres, une sorte de
Moi intersubjectif, au croisement de toutes les identités. Car Paolo Uccello lui-même se dédouble
: "Il est tantôt le contenant, tantôt le contenu. Il est ACTUEL, je veux dire actuel à nous, hommes
de 1924, et il est lui-même. Il est Paolo Uccello, et il est son mythe, et il se fait PAUL LES
OISEAUX" (I**, 9).
Or, le lecteur est lui aussi entraîné au fil du texte dans le flottement des identités d'ArtaudUccello-Brunelleschi et des autres, dans ce va-et-vient entre Je et Il, entre Il et Moi, dont les
instances se modifient, glissent l'une sur l'autre et s'échangent selon que l'on est à l'intérieur ou à
l'extérieur de la pensée d'Uccello : "Et donc il se bâtit son histoire, et peu à peu il se détache de
lui. [...] Il est Paul les Oiseaux. [...] Mais ici ses idées se confondent. Je suis à la fenêtre et je
fume. C'est moi maintenant Paul les Oiseaux" (I**, 10). Ou encore, plus loin et c'est d'abord
Uccello qui parle, mais aussi bien Artaud :
"Je ne me pense pas vivant. Je suis tel qu'on m'a fabriqué, voilà tout. / Et cependant
c'est lui qui se fabrique. D'ailleurs vous allez voir. Il continue :
Oui, Brunelleschi, c'est moi qui pense. Tu parles en ce moment en moi-même. Tu es
tel que je te veux bien" (I**, 11).
Ce drame mental qu'Artaud met en scène dans l'écriture mêle des représentations concrètes
et abstraites, corporelles et psychiques; comme Uccello qui, dans le récit de Schwob dont s'est
inspiré Artaud, cherche la transmutation des formes complexes et contradictoires du réel en une
seule ligne idéale74, il cherche à tracer dans l'espace psychique la ligne imperceptible et subtile de
sa pensée: "Je touche à la ligne impalpable. POEME MENTAL". Il s'agit, comme dans une
topographie imaginaire, de "la place de l'amour" ("Où est la place de l'amour?" demande UccelloArtaud) et pourtant, l'amour n'a ni place ni réalité : impalpable, impensable ("c'est vrai que je ne
pense pas à l'amour"). Il en va de l'amour comme de l'esprit d'Uccello : à la fois incarné dans des
personnages qui sont des projections de lui-même et désincarné, faisant jouer les articulations du
dehors et du dedans, du contenu et du contenant, alternativement, "sans aucun lieu de l'espace où
marquer la place de son esprit" (I**, 9; j.s.).
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A corps perdu
On a trop souvent mis un accent quasi exclusif sur le caractère douloureux des premiers
écrits d'Antonin Artaud. Lui-même, il est vrai, a d'abord offert à la curiosité publique ce "roman
vécu" de la souffrance où il voulait que l'on perçoive "le cri même de la vie" et comme "la plainte
de la réalité" (I*, 40). Ses constantes références à l'authenticité et à la profondeur de son mal, sa
demande de reconnaissance et d'acceptation de la part de l'autre, ne doivent cependant pas
masquer l'envers de cette plainte, que l'on découvre dans les textes de l'extase et de la plénitude.
L'un des traits les plus étonnants de ces premiers écrits réside en effet dans ces constantes
ruptures de ton que l'on peut y lire, ces enchaînements abrupts qui font se succéder, à l'intérieur
parfois d'une même page, les accents de triomphe et les accès de désespoir. D'un côté donc, la
Correspondance avec Jacques Rivière, la douleur de celui qui souffre "d'une effroyable maladie
de l'esprit" (I*, 24), de l'autre la Lettre à la voyante et ses promesses de "l'imminence de vies
infinies" (I*, 130). D'un côté encore, l'exaltation d'Abélard fusionné au corps d'Héloïse et
jouissant enfin de son esprit: "Alors il se sent l'exaltation des racines, l'exaltation massive,
terrestre, et son pied sur le bloc de la terre tournante se sent la masse du firmament" (I*, 135); de
l'autre la douleur et la castration, le brutal arrachement au corps d'Héloïse. Double tonalité qui
traverse ces écrits et dont témoigne un des premiers poèmes intitulé précisément Extase :
Recherche épuisante du moi
Pénétration qui se dépasse
Ah! joindre le bûcher de glace
Avec l'esprit qui le pensa (I*, 235).
Le lecteur est ainsi constamment ballotté d'un extrême à l'autre; il oscille entre le trouble
qu'il éprouve face à un désespoir si profond37 et le vertige, l'étrange ivresse que l'on ressent à la
lecture des textes les plus exaltés, ceux où souffle une "respiration cosmique" (I**, 68). En ce
sens, les remarques de Jacques Rivière, l'un des premiers lecteurs d'Artaud, relevant dans les

37 "Ma sympathie pour vous est très grande", lui écrit Jacques Rivière qui, somme toute, ne le connaît que par un
bref entretien et l'échange de quelques lettres (I*, 37).
20
poèmes du jeune écrivain des "étrangetés déconcertantes" ont valeur de diagnostic quant au
malaise éprouvé par tout lecteur face à une tension irrésolue entre exaltation et désespoir :
"... vous n'arrivez pas en général à une unité suffisante d'impression. Mais [...] cette
concentration de vos moyens vers un objet poétique simple ne vous est pas du tout interdite
par votre tempérament et [...] avec un peu de patience, même si ce ne doit être que par la
simple élimination des images ou des traits divergents, vous arriverez à écrire des poèmes
parfaitement cohérents et harmonieux" (I, 26; je souligne).
Artaud affirme qu'il existe un continuum qui chez lui s'est rompu entre le corps et l'esprit;
c'est cette rupture qui provoque ce qu'il appellera dans une lettre à Latrémolière de janvier 1945:
"ces abominables dédoublements de personnalité sur lesquels j'ai écrit la correspondance avec
Rivière" (XI, 13). Que ce continuum existe, que l'esprit puisse se corporiser, le corps se subtiliser
(pour reprendre une expression de Joyce) et le lien tranché entre les deux se renouer, il croit en
trouver la preuve dans ces expériences d'extases fulgurantes qu'il connaît pour les avoir vécues et
pas seulement sous l'emprise des drogues : il n'est d'autre coupure entre le corps et l'esprit,
affirme-t-il implicitement, que celle qu'instaure le Je de la pensée individuelle. Ce qu'il lui faut
dès lors retrouver c'est cette "cristallisation sourde et multiforme de la pensée", cette
"cristallisation immédiate et directe du moi" (I*, 53) où il voit le signe de l'existence du lien
continu entre corps et pensée. Il le répétera plus tard dans ses Messages révolutionnaires : "le
corps et l'esprit sont un seul mouvement". Parler de dualisme à propos de la pensée d'Artaud
comme on a parfois été tenté de le faire38, équivaut à mettre sur le même plan description d'un
symptôme et credo philosophique.
C'est au nom de cette continuité perdue qu'il lutte contre la rupture et le détachement: "Je ne
conçois pas d’œuvre comme détachée de la vie. [...] Je souffre que l'Esprit ne soit pas dans la vie
et que la vie ne soit pas l'Esprit. [...] Je dis que l'Esprit et la vie communiquent à tous les degrés"
(I*, 49). Il suffirait de rendre un corps à sa pensée pour qu'il retrouve l'extase de la plénitude39 et
c'est ce qu'il demande finalement à Jacques Rivière: "Restituez à mon esprit le rassemblement de
ses forces, la cohésion qui lui manque, la constance de sa tension, la consistance de sa propre
substance" (I*, 29). Ce corps idéal qu'il réclame et qu'une existence littéraire pourrait lui
redonner40, ce corps intégral qui réunirait matière et pensée, c'est celui qui parfois réapparaît dans
une brève illumination; ainsi, sous le "bel oeil étale" de la voyante, cette femme dont rien ne le
sépare et qu'il sent, dit-il, beaucoup plus proche de lui que sa mère : "Jamais je ne me suis trouvé
si précis, si rejoint [...]. Ni jugé, ni me jugeant, entier sans rien faire, intégral sans m'y efforcer"
(I*, 128). Ce corps qu'il dit avoir perdu, il affleure parfois dans les rêves ou sous l'effet des
toxiques; c'est le "spasme flottant d'un corps libre et qui regagne ses origines" de L'Osselet toxique e (I**, 78); c'est le corps-paysage, ondoyant et sculpté d'aspérités de L'Art et la Mort:
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On voit le chemin parcouru depuis les premiers scénarios écrits durant cette époque de
gestation où les Surréalistes eux aussi saluaient dans le cinéma un nouveau mode d'expression
dont ils entendaient s'emparer. Dans le Dictionnaire abrégé du Surréalisme que Breton et Eluard
publient en 1938, à l'article "film", on ne trouve aucune trace du film "La Coquille et le

79 Antonin Artaud et l'essence du théâtre, op. cit., p. 57.
80 Notons par exemple que la pièce fut représentée en 1962 par le groupe Jean-Marie Patte puis reprise à Paris par
René Goering; voir H. Béhar, Le théâtre dada et surréaliste, Gallimard, 1967; rééd coll. "Idées", 1979, pp.406-407.
43
Clergyman" réalisé par Germaine Dulac et qu'Artaud, il est vrai, désavoua; en revanche les
auteurs du dictionnaire donnent comme principaux films surréalistes: Emak Bakia (1926),
L'Etoile de mer (1928) par Man Ray sur un scénario de Desnos, Le Chien andalou (1929) et
L'Age d'Or (1931) par Luis Buñuel et Salvador Dali81. Pas plus qu'il ne fonda le théâtre
surréaliste, Artaud ne réalisa de film surréaliste. Des divergences profondes vont en effet éloigner
celui qui, au delà des raisons habituellement avancées y compris par lui-même (l'engagement
politique des surréalistes et ce qu'il considère comme leur acceptation "jouisseuse" de la vie82),
devait suivre sa propre trajectoire. Reste pour Artaud un des aspects essentiels de cette expérience
: celle d'une pratique collective de l'écriture, ce trait caractéristique de l'écriture surréaliste, des
Champs magnétiques (Breton, Soupault, 1919) à L'Immaculée Conception (Breton, Eluard,
1930). Ce qu'avait déjà indiqué la conception surréaliste du "cadavre exquis" dont Le dialogue en
1928 entre Artaud et Breton (I**, 75-76) donne un exemple, c'est que les capacités poétiques de
la pensée pouvaient être mises en lumière par une pratique collective de l'activité mentale. Le
discours surréaliste en ce sens fut d'abord cette ouverture de la subjectivité personnelle à l'autre,
qu'il s'agisse de l'autre locuteur dont la voix croise la mienne dans les jeux collectifs de l'écriture
plurielle ou de l'autre en moi que fait surgir cette "dictée de la pensée" dans l'automatisme
psychique évoquée par Breton dans son premier Manifeste83.
En ce sens, Artaud ne s'y est pas trompé qui a pratiqué tout au long de sa brève
collaboration avec la Centrale surréaliste une écriture collective et vociférante à la première
personne du pluriel, celle des Lettres et Manifestes comme l'Adresse au Pape, l'Adresse au DalaïLama ou la Lettre aux Ecoles du Bouddha, publiés dans le numéro 3 de la Révolution Surréaliste.
Il est remarquable de constater dans ces textes qui se veulent des manifestes collectifs un
insensible glissement de l'écriture qui passe du "nous" au "je". Ainsi, dans l'Adresse au DalaïLama : "Nous sommes tes très fidèles serviteurs, ô Grand Lama, [...]. C'est avec l’œil du dedans
que je te regarde, ô Pape au sommet du dedans" (I**, 42; je souligne), il glisse de la lettre
collective à la lettre individuelle avec, dans le numéro 5 de la Révolution Surréaliste du 15
octobre 1925, une Nouvelle Lettre sur Moi-même (I**, 48-49); de même que Les Cahiers du Sud
publient en juillet 1926 une Lettre à Personne (I**, 55-56) qui voisine avec la Deuxième Lettre
de ménage (I*, 105-106) dont la destinataire, on le sait, était Génica Athanasiou. De l'écriture
collective à l'écriture individuelle, de la lettre "au Pape" à la lettre "sur moi-même", la position
énonciative pour Artaud est la même : à la fois une et plurielle. C'est sans doute sur cette voie que
les Surréalistes hésiteront à s'engager, préférant précisément l'action collective "au service de la
révolution", celle où le "Nous" se fond dans le pluriel indistinct de la masse, à la poursuite du
creusement de cette faille qu'ils avaient pourtant découverte et qu'Artaud continuera d'explorer :
la faille à l'intérieur de la subjectivité qui ouvre le moi sur cette pluralité qu'il est à lui-même et
qui le constitue. Pour Artaud, "Je" est un "Nous": une multiplicité foisonnante et non une masse;
un sujet pluriel, non un collectif singulier. C'est en ce sens qu'il faut entendre les dernières lignes
de ce Point final qu'il met en 1927 à son aventure surréaliste :

81 Dictionnaire abrégé du Surréalisme, rééd. José Corti, 1991, p. 12.
82 A la grande nuit ou le Bluff surréaliste (I**, 59-65) et Point final (I**, 67-74), deux textes où Artaud tire en 1927
les leçons de son engagement aux côtés des Surréalistes.
83 André Breton, Manifeste du surréalisme, 1924 (Gallimard, coll. "Idées", 1967, p. 37).
44
"Sans méconnaître les avantages de la suggestion collective, je crois que la
Révolution véritable est affaire d'individu. L'impondérable exige un recueillement qui ne se
rencontre guère que dans les limbes de l'âme individuelle" (I**, 73-74)
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"Rien qui ressemble à l'amour comme l'appel de certains paysages vus en rêve,
comme l'encerclement de certaines collines, d'une sorte d'argile matérielle dont la forme est
comme moulée sur la pensée. / Quand nous reverrons-nous? Quand le goût terreux de tes
lèvres viendra-t-il à nouveau frôler l'anxiété de mon esprit? La terre est comme un
tourbillon de lèvres mortelles. La vie creuse devant nous le gouffre de toutes les caresses
qui ont manqué" (I*, 126).
L'espace corporel fusionnel que la langue poétique s'efforce de reconstruire est comme
l'ombre perdue du corps actuel, ce corps sujet aux ruptures et aux failles, découpé par la langue et
les articulations symboliques. Le corps pulsionnel rythmé par "la musicalité infinie des ondes
nerveuses" (I*, 127), ne surgit plus que par éclats fugitifs dans la langue; suffisamment pourtant
pour que s'y reformule le mythe d'une naissance-expulsion qui exile à jamais : "Je les connais,
écrira-t-il plus tard, les cieux de l'euphorie volée" (XX, 175) et plus d'une fois il évoquera la
sensation douloureusement familière de ce qu'il nomme déjà ses "arrachements corporels" (I*,
117). Ici, dans le texte de L'Art et la Mort, la douleur du réveil est décrite comme un nouvel exil
de l'infini, retrouvé en-deçà de toute naissance : "C'est pourquoi tous ceux qui rêvent sans
regretter leurs rêves, sans emporter de ces plongées dans une inconscience féconde un sentiment
d'atroce nostalgie, sont des porcs" (I*, 126). On lira dans les textes ultérieurs le fantasme
progressivement élaboré d'avoir été arraché à la naissance de l'utérus maternel, écorché, tranché
vivant de cette peau commune à la mère et à l'enfant41; la violence des représentations scanderont
alors d'interjections des textes où pourtant se décèle parfois, comme la trace d'un regret
mélancolique, entre "pleutré" et "pleuré" :
"[...] c'est le retournement du gant de peau : grenat de blanc de la goujate / main qui
tranche dans l'entonnoir évasé noir ... du ventre d'oripeaux, // c'est là qu'il est, // c'est
l'Antonin Nalpas / de la mère bleue mariée,// pellicule d'une mamelle de lait de variole bleu
lunée. [...] Quant à ruminer, non, c'est merde. / Agir avant de penser, tout de suite, / en lame
du fouet de fil de la baïonnette de fusil, // c'est bien l'Antonin qui a pleutré" (XIV**, 103).
Traversés par une antériorité pulsionnelle et maternelle, les processus sémiotiques selon
Julia Kristeva, "préparent l'entrée du futur parlant dans le sens et la signification (dans le
symbolique). Mais celui-ci, c'est-à-dire le langage comme nomination, signe, syntaxe ne se
constitue qu'en coupant avec cette antériorité"42. On peut faire ici l'hypothèse que c'est
précisément cette coupure marquant l'entrée du sujet dans le symbolique qui réapparaît dans le
texte d'Artaud, hypostasiée comme faille et blessure, avec une violence qui correspond peut-être
à l'intensité de son attachement fantasmatique au corps maternel : "J'ai de plus en plus besoin de
toi, maintenant que tu n'es plus là, écrit-il à Génica Athanasiou en 1922. Il me semble que je suis
séparé de mon propre corps. Je suis redevenu petit enfant quand ma mère était tout pour moi et
que je ne pouvais me séparer d'elle. Maintenant tu es devenue comme elle, aussi indispensable"
43.

41 Didier Anzieu étudie ce fantasme de peau-commune à la mère et à l'enfant représentant la première phase de leur
union symbiotique dans son ouvrage Le Moi-peau, Dunod, 1985.
42 Polylogue, Seuil, 1977, pp. 161-162.
43 Lettres à Génica Athanasiou, N.R.F., "Le point du jour", 1969, p. 30 (Artaud souligne). Bien des signes incitent à
penser que Génica Athanasiou qu'Artaud rencontra à son arrivée au théâtre de l'Atelier en 1921 fut aussi pour lui une
image de sa propre mère Euphrasie; les origines grecques des deux femmes (lointaines, pour Genica) ne furent
22
Il semble que pour Artaud, l'individuation soit une coupure mortelle; la naissance a partie liée
avec la mort et je ne suis au monde que dans un corps coupé, séparé : un cadavre. Et donc, répètet-il, je n'y suis pas : "Je puis dire, moi, vraiment que je ne suis pas au monde"44. Les premiers
textes mettent en œuvre un mouvement de dissolution, de désubjectivation progressive, qui tente
de retrouver en deçà des limites identitaires et du corps mort du symbolique, la langue vivante
d'un sujet pluriel.
C'est déjà ce qu'indique le titre du premier recueil de ses oeuvres qui paraît en 1925,
l'Ombilic des Limbes : retrouver le tracé d'une écriture qui le relie à cet autre corps qui pulse endeçà des limitations subjectives du moi béquillard : "Je ne crois à rien à quoi je ne sois rejoint par
la sensibilité d'un cordon pensant et comme météorique", dira-t-il alors.
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Evelyne Grossman
Est-ce qu'une société peut selon vous être dominée par l'hypersensibilité ?

Il ne s'agit pas non plus de laisser libre cours à toutes les émotions personnelles dans la violence débridée d'une lutte des affects. Je parle d'un mouvement patient d'exploration des limites du pensable et du vivable à travers l'art et la création, entre autres. Un mouvement dont on pourrait rêver non pas qu'il retisse ce fameux « lien social » supposé disparu (mais le lien est toujours aussi une entrave) mais qu'il rende nos sociétés plus souples, moins apeurées et crispées.

Louise Bourgeois, Roland Barthes, Gilles Deleuze et Marguerite Duras : vous analysez leur art et leur écriture pour appuyer votre éloge. L'hypersensibilité serait-elle une qualité réservée aux artistes ?


C'est précisément le rôle de l'art de nous aider à élargir de champ de nos perceptions et sensations, à reconnaître et à affronter ce qui nous était autrefois inaudible, illisible, invisible - ce qui veut dire parfois aussi : insupportable. Les écrivains, les artistes nous ouvrent à de nouveaux apprentissages sensoriels. Ils nous apprivoisent ; ils nous apprennent peu à peu à supporter des affects qui auraient pu nous détruire et inversement ils nous enseignent à être sensibles aux impressions et qualités fines, imperceptibles, « inframinces » comme disait l'artiste Marcel Duchamp. Deleuze, encore, a une formule magnifiquement éclairante : l'écrivain, l'artiste, le philosophe, c'est celui qui a vu et entendu des choses trop grandes pour lui, trop fortes, irrespirables, proprement invivables, et dont le passage l'épuise. « De ce qu'il a vu et entendu, l'écrivain revient les yeux rouges, les tympans percés ». L'hypersensible, c'est cela : cette force traversée dont les artistes témoignent, que leur œuvre nous redonne et qui peut continuer à vivre à travers nous qui lisons, regardons, écoutons. L'hypersensible c'est cette étonnante plasticité sensorielle que nous apprenons peu à peu à traverser, cette créativité affective dont nous ne savions pas être capables et qui nous ouvre, dans le meilleur des cas, à une intensité qui n'est pas nécessairement du type triomphant, héroïque ou musclé. Ce qui frappe chez les créateurs dont je parle, c'est justement sous leur apparente fragilité, l'endurance de leur énergie vitale. L'hypersensible c'est ce va-et-vient. Le contraire des crispations émotionnelles ou identitaires : le libre jeu des affects.

Vous parlez de crispations identitaires. Ce sont des termes qu'on entend fréquemment dans la bouche de certains politiques aujourd'hui : le repli sur soi, la peur de l'autre ou de l'étranger qui dominent notre société actuelle ne sont-ils pas des remparts contre l'hypersensibilité ?


Oui, vous avez raison, ce sont des remparts contre l'autre, l'étranger en nous qui nous terrorise et dont on ne veut rien savoir, cette force sauvage des affects qui nous envahissent et risquent à tout moment de nous déborder. D'où partout, l'érection de murs, remparts, barbelés censés nous protéger mais qui menacent, comme toute carapace caractérielle qu'on élève contre ses affects, de virer à l'assèchement, à l'anesthésie sensorielle. On ne craint plus rien mais on ne ressent plus rien. Les murs se referment sur le vide.

En quoi l'hypersensibilité peut-elle être une arme ?

J'ai toujours été frappée par la force paradoxale qui naît des sensations comme des émotions. Cette force, on a eu trop souvent tendance à s'en méfier, à tenter de la contrôler, voire de la réprimer. On nous dit qu'il faut « gérer » ou « réguler » ses émotions ; il me semble au contraire qu'il faut apprendre à reconnaître et apprivoiser leur force - ce qui ne veut pas dire nécessairement leur violence.

Gilles Deleuze a une très belle expression : la tristesse n'est pas un sentiment, c'est une force qui nous tire vers les précipices. Et inversement, la joie augmente la puissance d'agir, la force d'exister. Cette physique des passions, très éloignée des notions de la psychologie ordinaire, il l'emprunte à Spinoza. Elle tisse un lien fondamental entre pouvoir et sentir, entre puissance, affect et sensibilité. La sensibilité, alors, est la faculté de capter des forces, de s'en nourrir et d'accroître notre puissance d'agir.

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Evelyne Grossman
Poursuivant la réflexion qu'il a inaugurée dans sa conférence sur Le Théâtre et la Peste,
Artaud écrit à André Roland de Renéville : "Il serait vain de considérer les corps comme des
organismes imperméables et fixés. Il n'y a pas de matière, il n'y a que des stratifications
provisoires d'états de vie". Une écriture directe sur la scène de ces "stratifications" qui se nouent
et se dénouent, les frontières du moi devenues poreuses, voilà ce que doit être dorénavant le
théâtre. Il ne s'attarde pas, on le sait, à définir le type de public auquel s'adressent ses spectacles,
au point d'adopter des formules lapidaires telles que : "Le public : Il faut d'abord que ce théâtre
soit" ou encore : "Qu'il y ait ou non un public pour un pareil théâtre, la question est d'abord de le
faire". C'est que le spectateur lui aussi est une forme, un être constitué, et la question de son
existence séparée ne se pose que pour être aussitôt supprimée. Abolir le public séparé, constitué
en autre différent de moi et qui me regarde, c'est l'un des enjeux avoués du Théâtre de la Cruauté
:
"Et s'il est encore quelque chose d'infernal et de véritablement maudit dans ce temps,
c'est de s'attarder artistiquement sur des formes, au lieu d'être comme des suppliciés que
l'on brûle et qui font des signes sur leurs bûchers" (IV, 14).
Aucun pathos dans cette image où l'on doit lire un symbole, celui du corps-signe du
supplicié, corps triomphal où acteur et spectateur se mêlent dans la même brûlure (actif et passif).
Dissoudre les formes pour retrouver en-deçà la force à l'oeuvre, ce thème essentiel de la
linguistique d'Artaud, telle qu'elle s'exprime dans sa recherche d'un nouveau langage théâtral,
implique d'abord les formes de l'individuation. En deçà de l'enveloppe individuelle des corps
séparés, il s'agit au théâtre de retrouver la force pulsionnelle du corps sémiotique pour tracer un
nouvel espace trans-individuel où vont tendre à se fondre l'auteur, le metteur en scène, l'acteur, le
spectateur.
La contagion de l'affect et sa propagation en ondes telle qu'on l'a vue à l'oeuvre dans la
peste va décrire au théâtre un espace paradoxal : ni la scène ni la salle mais cet entre-deux, ce
hiatus que Merleau-Ponty par exemple appelait un chiasme93; Artaud le nomme symboliquement
: "la scène.-la salle". Appelons-le espace-limite pour indiquer son rapport fondamental à ce qu'on
nomme, dans la clinique psychanalytique contemporaine, les cas-limites 94. Non qu'il s'agisse
d'un épinglage nosographique; un repérage simplement, mais essentiel pour situer l'oeuvre
d'Artaud (comme celle de Joyce) par rapport à ce mouvement de fluctuation des frontières du
moi, cet affleurement des espaces archaïques de la psyché qui caractérise nombre de discours
contemporains. Il n'y est pas toujours question de plainte; face à ses avatars dépressifs, il existe
une version triomphante du cas-limite. La littérature en offre le témoignage et singulièrement

93 Le Visible et l'Invisible, op. cit.
94 Dans une bibliographie abondante sur les "cas-limites" ou borderlines, on peut citer l'ouvrage d'André Green qui
fait le point sur les différentes théories actuelles : La folie privée - Psychanalyse des cas-limites, op. cit. Voir aussi,
Julia Kristeva, Les nouvelles maladies de l'âme, Fayard, 1993.
54
dans l'écriture du XXe siècle, celle qui bouscule les lignes de partage entre les genres et les styles
(théâtre, roman, essai, poésie, ou encore dessin) mais aussi et surtout celle où vacillent les
frontières subjectives entre écriture et lecture, diction et écoute, acte et spectacle.
Cet espace paradoxal déterminé à la fois par le lien et la coupure, la contiguïté et la
séparation, (comme dans la peste, la contagion à distance), est très précisément ce qu'Artaud
appelle "le Théâtre de la Cruauté". Lorsque, dans le premier manifeste, il évoque d'entrée de jeu
l'idée que le théâtre doit retrouver une "liaison magique, atroce, avec la réalité et avec le danger",
il utilise l'oxymoron du lien-blessure ("liaison ... atroce") pour caractériser un lieu théâtral
marqué à la fois par la jonction et la séparation. Son modèle implicite est le coït mortel d'Héloïse
et d'Abélard, cet instant ébloui d'une fusion dépersonnalisante où l'étreinte est castration; car la
cruauté, précise-t-il, opère à partir du rapprochement de dualités. Mise sous le signe du heurt de
l'amour et de la haine, la cruauté décline tous les éléments de l'harmonie dissonante qui
caractérise les évolutions des danseurs balinais. Elle juxtapose les contraires sans les fusionner, et
si l'on y décèle "une souffrance qui rend des harmoniques de joie" (IV, 99), c'est que les
frontières entre bourreau et victime, comme entre vie et mort, sont fluctuantes et instables. Il
l'indique dans la première lettre "sur la cruauté" adressée à Jean Paulhan :
"Cette identification de la cruauté avec les supplices est un tout petit côté de la
question. Il y a dans la cruauté qu'on exerce une sorte de déterminisme supérieur auquel le
bourreau suppliciateur est soumis lui-même, et qu'il doit être le cas échéant déterminé à
supporter" (IV, 98).
Dans le premier manifeste du Théâtre de la Cruauté, on trouve une énumération des
différents thèmes et moyens techniques qu'il entend mettre en oeuvre pour définir un nouvel
espace théâtral; ainsi, la partie intitulée "La scène.-La salle" décrit un espace à la fois un et
multiple, un espace ouvert, sans "barrières" : "Nous supprimons la scène et la salle qui sont
remplacées par une sorte de lieu unique, sans cloisonnement, ni barrière d'aucune sorte, et qui
deviendra le théâtre même de l'action ». Ou encore, dans un autre texte, intitulé précisément "Le
Théâtre et la Cruauté" : " Nous préconisons un spectacle tournant, et qui au lieu de faire de la
scène et de la salle deux mondes clos, sans communication possible, répande ses éclats visuels et
sonores sur la masse entière des spectateurs". L'espace ouvert qu'il décrit se traduit en ondes qui
enveloppent littéralement le spectateur, bain visuel et sonore où il est littéralement capté, avec
lequel progressivement il fait corps, perdant toute individualité séparée : "le spectateur placé au
milieu de l'action est enveloppé et sillonné par elle. Cet enveloppement provient de la
configuration même de la salle". Ou encore : "Le spectacle, ainsi composé, ainsi construit,
s'étendra, par suppression de la scène à la salle entière du théâtre et, parti du sol, il gagnera les
murailles sur de légères passerelles, enveloppera matériellement le spectateur, le maintiendra
dans un bain constant de lumière, d'images, de mouvements et de bruits".
On pense, devant ces descriptions de bain sonore et lumineux dans lequel le spectateur
débordé perd tout contour déterminé, à une brusque plongée dans ces premiers espaces
psychiques du moi que certains analystes, comme Didier Anzieu, postulent à l'origine des
frontières de l'individualité95. Le bain sonore serait l'un des tout premiers environnements de
l'être humain en voie d'individualisation. C'est peu à peu seulement que s'organise la

95 "L'enveloppe sonore", Le Moi-peau, op. cit., pp. 159-174.
55
discrimination des bruits intérieurs et extérieurs au corps avec l'établissement d'une "enveloppe
sonore" sur laquelle s'étayera ultérieurement ce que Didier Anzieu appelle le "Moi-peau". C'est
probablement précise-t-il, ce premier espace sonore que Xénakis a voulu rendre par les variations
musicales et les jeux lumineux des rayons lasers de son polytope; on y reconnaît un
"entrecroisement non organisé dans l'espace et dans le temps de signaux" qui ressemblent sans
doute à ces flux que décrit aussi Michel Serres, à ce "nuage premier de désordre où brûlent et
courent des signaux de brume"96. Ce premier espace serait un volume creux mais ouvert, à
l'intérieur duquel circulent des bruissements, des échos, des résonances. "Je dis que la scène, écrit
Artaud, est un lieu physique et concret qui demande qu'on le remplisse"; et c'est sur cette masse
inorganisée, indifférenciée, où s'entrecroisent bruits et lumières, dans "l'espace, aussi bien visuel
que sonore", qu'émergent les corps-signes des acteurs balinais : "Et les correspondances les plus
impérieuses fusent perpétuellement de la vue à l'ouïe, de l'intellect à la sensibilité, du geste d'un
personnage à l'évocation des mouvements d'une plante à travers le cri d'un instrument".
Ce "lieu unique" que l'espace théâtral entend tracer est un lieu impropre, au sens où on le
dit d'un corps; ni scène ni salle mais au croisement paradoxal des deux. Impersonnel et atopique,
il renoue avec cette matière vibratile où s'inscrit tout corps et s'y déploie en creux le corps du
Double, le mien-pas-le mien. On retrouvera avec Joyce cet espace flou des identités mêlées; ainsi
Bloom et Stephen, "silencieux, chacun contemplant l'autre dans le miroir charnel de son le
sienpaslesien visage semblable"97. Cet espace sans divisions évoque alors un vaste corps
archaïque et prégénital; non encore découpé par une sexualité qui trace sur sa surface des zones
érogènes, c'est un corps entièrement vibratile: "L'action dénouera sa ronde, étendra sa trajectoire
d'étage en étage, d'un point à un point, des paroxysmes naîtront tout à coup, s'allumeront comme
des incendies en des endroits différents" (IV, 93). C'est sous le signe de la contagion irrépressible
que l'action se déploie "à tous les étages et dans tous les sens de la perspective en hauteur et en
profondeur". Plus loin, pour suggérer l'idée de force et de commotion qui doit caractériser le
spectacle tout entier, Artaud évoque l'image "des mines introduites dans une muraille de roches
planes, et qui feraient naître tout à coup des geysers et des bouquets" (IV, 94); évocation à peine
voilée d'orgasmes en chaîne sur tous les points d'un corps érogène en son entier, un corps où se
propage la violence des pulsions sexuelles qui s'étendent et contaminent comme la p
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Evelyne Grossman
Comme l'enfant de la première nouvelle, en ce sens emblématique, Joyce s'approche du
corps paralysé de sa ville natale. Transgressant les limites de ce qu'il est convenu d'appeler la
décence, il va écrire ce qu'on ne montre pas d'ordinaire : les dessous de la ville, son sexe, sa mort,
sa laideur, les mesquineries de ses habitants, leur vulgarité, leur violence. L'enfant du récit Les
Sœurs, le texte le dit explicitement, voulait voir l’œuvre de mort d'un mot : "Chaque soir, lorsque
je levais les yeux vers la fenêtre, je me répétais à voix basse le mot de paralysie. [...] Il
m'emplissait de terreur et pourtant j'étais impatient de m'approcher et de regarder son oeuvre de
mort (its deadly work)" (D,109). C'est une oeuvre de mort tout aussi efficace que le texte de
Dublinois va accomplir (et on comprend mieux dès lors "la joie spirituelle" que Joyce évoquait
dans sa lettre à Stanislaus) puisqu'il donne forme dans l'écriture à un corps à la fois dévitalisé et
mortifère pour en exorciser le souvenir et la proximité. Comme l'enfant, il contemple à distance
le corps mort de Dublin mais pour s'en dissocier, car en dépit de ce qu'il affirme à son frère, ce
qui est en jeu dans le livre est moins la mise en scène d'un processus eucharistique que son
renversement parodique. Dénégation ou pas, au fil de ses nouvelles Joyce l'affirme : ceci n'est pas
mon corps.
Le corps sans vie de Dublin est le creuset même du livre. Il gît dans les "sombres ruelles
boueuses" où courent les enfants d'Arabie, "l'odeur de cretonne poussiéreuse", les photographies
jaunissantes accrochées au-dessus de l'harmonium détraqué dans Eveline, "les pauvres maisons
chétives" de Grattan Bridge, semblables à "une bande de clochards serrés le long des berges, avec
leurs vieux manteaux couverts de poussière et de suie" d'Un petit nuage118. Mais, par un
renversement salutaire que l'on retrouvera dans Ulysse où la mère morte réapparaît sous les traits
d'un vampire, passant ainsi du rôle de victime à celui de bourreau, le corps mort de Dublin est luimême mortifère. Cette levée de la culpabilité (les fils ne sont pas coupables d'avoir tué la mère
puisque elle-même dans cette lutte à mort cherchait à les dévorer) permet de redonner voix aux
opprimés.
Dans
plus d'une nouvelle on retrouve en effet l'Irlande mortifère du Portrait, "la vieille truie qui
dévore sa portée" (P,731), celle qui incarne la violence directe ou dissimulée que les forts
exercent sur les faibles, les parents sur les enfants. Dans cet univers étouffant, nombre de
nouvelles mettent en scène des victimes qui sont des enfants (le scénario sadique d'Une rencontre
et la menace qu'il fait planer sur les deux jeunes héros en est un symptôme clair dès la deuxième
nouvelle), ou symboliquement des personnages proches de l'enfance, faibles ou sans défense
(Deux galants, La pension de famille, Argile). Le réalisme minutieux de Joyce dans Dublinois (la
topographie des lieux est reconstituée scrupuleusement, les rituels sociaux sont fidèlement
observés et reproduits) accentue encore cette subtile cruauté des rapports sociaux et familiaux qui
s'exercent dans un lieu clos d'où personne apparemment ne parvient à s'échapper119. La ville
s'acharne contre les faibles qui se retournent contre de plus faibles encore, en une violence feutrée
qui tourne en rond et dont on retrouvera l'écho parodiquement enflé au début d'Ulysse : "Je suis
au milieu d'eux, dans l'enchevêtrement acharné de leurs corps, la joute de la vie. [...] Joutes,

118 Dublinois, éd. cit., p. 128, 134-135 et 169.
119 Edmund Wilson le note subtilement, la Renaissance littéraire irlandaise s'était inspirée davantage du Continent
que de Londres, et Joyce, comme George Moore, s'inscrivait dans la tradition de la fiction française et non pas
anglaise. Ainsi Dublinois, est un livre français par "son objectivité, sa sobriété et son ironie" même si l'on y trouve
une musique et une grâce étrangères à la froideur un peu métallique de Maupassant ou de Flaubert (Axel's Castle : A
Study in the Imaginative Literature of 1870-1930, New York, Scribner's, 1931; rééd. Macmillan, 1991, p. 191).
67
grondements et boue giclante des batailles, vomi froid des égorgés, entre-choquement de lances
et de piques appâtées avec des boyaux sanguinolents" (U,35).
Cependant un constant échange de rôles entre les victimes et les bourreaux, les forts et les
faibles, fait rapidement perdre au lecteur tous ses points de repère. Quel lecteur de Dublinois n'a
pas éprouvé en effet au bout d'un certain temps un sentiment diffus de découragement, voire de
dégoût face à l'univers de décomposition physique et morale que le livre s'ingénie à lui dépeindre;
comme si insidieusement et par un lent processus de putréfaction, il assistait à la progressive
dissolution des oppositions qui forment l'armature même de son univers, pour entrer dans un
monde de l'équivalence généralisée. Où est le Bien, où est le Mal, quand les prêtres deviennent
fous (Les Sœurs) ou immoraux (La Grâce); quand les opprimés sont "trop contents de l'être"
(Après la course); quand triomphe la rouerie de personnages comme Mrs Mooney, fille d'un
boucher, qui traite "les problèmes moraux comme un couperet traite la viande" (La pension de
famille). La stratégie narrative de Joyce dans ses nouvelles est en effet très exactement celle-ci :
feindre d'ériger des différences pour mieux les laisser s'affaisser au fil du récit jusqu'au
désenchantement final où est conduit un lecteur d'abord sommé de prendre parti puis peu à peu
réduit à contempler la débâcle où tout se résorbe dans un magma indifférencié et vaguement
malodorant.
L'héroïne ambiguë d'Argile est l'image même de cette ambivalence dublinoise où bourreau
et victime s'entredévorent. Maria, celle qui est supposée au début de la nouvelle, apporter la paix
dans le foyer et des gâteaux aux enfants ("Maria, vraiment, vous apportez la paix avec vous!") se
métamorphose au cours du récit en image de mauvaise mère qui oublie ses gâteaux dans le tram
parce qu'elle se laisse séduire par un homme et provoque des disputes en prenant le parti du frère
de Joe : "Mais Joe s'écria que Dieu le fasse tomber raide mort si jamais il adressait à nouveau la
parole à son frère et Maria dit qu'elle était désolée d'avoir évoqué le sujet". Plus subtilement,
Maria dont l'image hésite entre la fée et la sorcière - elle évoque alors en effet la befana du
folklore italien120 -, est aussi à la fois la mère et l'enfant : "Elle les avait élevés, lui et Alphy; et
Joe disait souvent : Maman, c’est maman, mais c’est Maria qui a été ma mère à proprement
parler" (D,194). Tout au long du récit, la petite taille de Maria a été constamment soulignée :
"Maria était vraiment une toute, toute petite personne" (D,193); "un joli petit corps bien net"
(D,195); "Le tram était plein et elle dut s'asseoir sur le petit strapontin, au bout de la voiture [...],
touchant à peine le plancher du bout de ses pieds" (ibid).
Maria la mère, a la taille d'un enfant et voici d'ailleurs que l'on fait jouer aux enfants le jeu
divinatoire traditionnel de la veillée de la Toussaint: les yeux bandés, ils sont chacun à leur tour
conduits devant une soucoupe; l'anneau trouvé dans la soucoupe signifie le mariage, le missel
l'entrée dans les ordres ou au couvent, l'eau la vie et l'argile la mort. Maria a été appelée comme
les enfants à découvrir son avenir mais des voisines malicieuses (les mauvaises fées?) ont déposé
dans sa soucoupe l'argile, signe de mort : "Ses doigts touchèrent une substance humide et molle et
elle fut surprise que personne ne lui parlât ni ne lui ôtât son bandeau" (D,198). Maria la bonne
fée, Maria la mauvaise mère devient à la fin l'enfant symboliquement mis à mort. Entre victime et
bourreau, mère et enfant, Maria est l'une de ces héroïnes joyciennes aux identités fluctuantes qui

120 Cf. Corinna del Greco Lobner, "Maria as La Befana cité par Jacques Aubert, Oeuvres I, éd. cit., p. 1521-1522.
Hugh Kenner pour sa part, la rapproche d'une sorcière de Hallowe'en (Dublin's Joyce, Bloomington, 1956; rééd.
Columbia University Press, Morningside Edition, 1987, p. 58).
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font hésiter le lecteur entre le rire et l'émotion, le rejet et l'attendrissement. De même, aux
dernières lignes de la nouvelle: "Joe était très ému. [...] et ses yeux s'emplirent de larmes au point
qu'il n'arrivait pas à trouver ce qu'il cherchait et finalement il dut demander à sa femme de lui dire
où était le tire-bouchon" (D,199). Maria est le symbole même de Dublin; malfaisante et innocente
à la fois, elle est l'emblème d'un univers aux repères brouillés.
Et que dire de Mr James Duffy, le triste héros d'Un cas douloureux? Caissier dans une
banque de Baggot Street, il mène une vie parfaitement rangée dans un univers aseptisé où chaque
objet trouve sa place par un classement sans faille: "Sur les rayonnages de bois blanc les livres
étaient disposés de bas en haut selon leur grosseur" (D,200). L'ordre obsessionnel qui caractérise
sa demeure et la ritualisation de ses actes quotidiens confèrent à sa morne existence un cadre
rigoureusement immuable. D'ailleurs Mr Duffy a horreur de tout ce qui est "signe de désordre
physique ou mental" (D,201). Sa vie est d'une telle platitude anti-romanesque que Joyce
apparemment peu soucieux de s'approcher davantage du personnage, fait mine brusquement de
clore là son histoire en écrivant curieusement dès la troisième page : "sa vie se déroula sans
heurts - tel un conte sans aventures" (D,202).
Une aventure va pourtant menacer de détruire l'ordre patiemment aménagé de cette
existence. Un soir au concert, il rencontre Mrs Sinico, femme dotée nous dit-on d'un
"tempérament d'une grande sensibilité" et qui ne tarde pas à se rapprocher imprudemment de Mr
Duffy. Celui-ci est lui-même trop étranger à son corps pour offrir autre chose à Mrs Sinico qu'un
échange intellectuel121: "Petit à petit il enchevêtra ses pensées aux sien
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Evelyne Grossman
d'un gâchis méticuleusement mis en scène et qui ne laisse aucun espoir d'ouverture : le salut est
impossible dans ce monde où les victimes sont coupables, les coupables victimes et les valeurs
décomposées. Ne sachant trop qui plaindre ou qui condamner, le lecteur là encore vaguement
accablé, se résout à ne pas choisir et contemple le désastre à distance, - mise à distance qui,
subtilement, lui fait rejoindre celle du héros.
Si Dublinois met en scène la lente décomposition d'un monde c'est d'abord pour en
exorciser la menace et fixer une ligne de partage; ligne de départ aussi bien puisque Joyce écrira
les dernières nouvelles alors qu'il a déjà quitté l'Irlande. Dans le Prologue du livre qu'il consacre
au Dublin de Joyce et qu'il intitule avec humour "Shaking hands with the corpse" (l'adieu au
cadavre), Hugh Kenner décrit la splendeur passée d'une cité réduite au culte des ancêtres
disparus, littérateurs, philosophes et politiques, Jonathan Swift, Edmund Burke, l'évêque
Berkeley, Emmett, Parnell et les autres122. Paralysie de l'histoire, elle est devenue depuis le dixhuitième siècle la ville des morts et Joyce, pris entre l'amour de son oisiveté et la haine de sa
léthargie, s'en sentira toujours à la fois citoyen et exilé.
Cette défroque charnelle qui était aussi son corps, Joyce symboliquement s'en est défait, et
elle gît pour l'éternité, au loin, inoffensive à condition de la maintenir à distance d'écriture. On
retrouvera ainsi dans le Portrait, comme de l'autre côté du miroir, l'épiphanie d'un corps
magnifiquement échoué: Mort et Transfiguration de Dublin.
"Au loin, suivant le cours de la paresseuse Liffey, des mâts élancés rayaient le ciel, et
plus loin encore, la fabrique indécise de la cité s'étalait dans la brume. Pareille au décor de
quelque tapisserie estompée, vieille comme la lassitude de l'homme, l'image de la septième
ville de la chrétienté apparut nettement par delà l'atmosphère intemporelle" (P,695).
Double corps, on le voit, ce corpus dédalien et dont la progressive construction s'accomplit
en miroir: Dublin, le jeune homme; corps gisant de la ville dans les terrains vagues et les détritus,
corps flamboyant et idéalisé de l'artiste prenant son envol. Aux yeux de Joyce, l'indice le plus
clair de la fossilisation de la ville est la langue épuisée que parlent ses habitants. Kenner le note,
dans Dublinois, Joyce peint avec insistance des personnages qui s'expriment par citations et
clichés ("Un Dublinois sur deux est Bouvard et Pécuchet"123) et la ville elle-même est comme
embaumée dans cette langue morte. Stephen parfois, étouffe sous cette gangue de mots pétrifiés :
"jusqu'à ce que [...] son âme, soudain vieillie, se recroquevillât en soupirant, tandis qu'il suivait
une ruelle encombrée par les débris d'un langage mort" (P,706).
La mission de l'artiste, celle que le jeune Joyce élabore conjointement dans Stephen le
Héros puis dans le Portrait de l'artiste, sera précisément de ressusciter la langue, non pas au sens
où l'entend la Renaissance gaélique dont il refusera toujours les mirages nationalistes et
archaïsants mais comme une entreprise de remise au monde de l'artiste par lui-même: recréant
une langue vivante à la fois singulière et collective, l'écrivain redonne vie au corps, celui de la
ville mais aussi le sien, dont tout le Portrait explore avec minutie l'inquiétante étrangeté. Si Mr
James Duffy vit "un peu à distance de son corps", Mr James Joyce lui, l'écrit. Il s'éloigne du corps

122 Dublin's Joyce, op. cit., pp. 1-4.
123 Op. cit., p. 8.
70
décomposé de sa ville natale, distance où s'élabore un style qui permette de s'en approcher à
nouveau. Avec Dublinois, l'écriture commence à être pour Joyce cette oscillation entre proximité
et distance qui permet de toucher l'horreur avec les mots. C'est la même oscillation que vont
tenter de décrire, parallèlement, les Epiphanies. Du corpus dédalien au "joycien", cette langue
infinie de Finnegans Wake, s'élabore ainsi peu à peu le fantasme de Joyce, celui de façonner, une
langue-corps éternellement vivante où Dublin ressuscite à jamais et l'artiste avec elle.
L’ŒIL DE L'ESPRIT (PORTRAIT DE L’ARTISTE)
Stephen Dedalus, ce héros d'un roman dont il serait trop simple de dire qu'il est
autobiographique, cherche d'abord à trouver entre le réel et lui, entre lui et les autres, la distance
exacte qui lui permette d'exister. Qu'il se place trop loin et tout lui est étranger, sa famille, sa
langue, et d'abord son corps; qu'au contraire il s'approche trop et c'est le réel qui le happe pour
l'engloutir comme ce "fossé des cabinets" où enfant il manqua se noyer (P,545). Face à ce double
risque, il faut lire la théorie de l'Epiphanie que Joyce avait précédemment élaborée et dont il
réutilise l'articulation symbolique dans le Portrait, comme la recherche de la bonne distance,
celle qui va permettre au héros d'appréhender correctement l'objet, par accommodation exacte du
regard. C'est au fond ce qu'expliquait Stephen à Cranly dans Stephen le Héros : "Représente-toi
mes regards sur cette horloge comme les tâtonnements d'un oeil spirituel cherchant à
accommoder sa vision sur un foyer précis. A l'instant où ce foyer est atteint, l'objet est
épiphanisé". Et, plus loin : "L'âme de l'objet le plus commun dont la structure est ainsi mise au
point prend un rayonnement à nos yeux. L'objet accomplit son épiphanie" (SH, 512-514)124.
Que la visibilité du réel se traduise d'abord en termes d'optique ne signifie pas cependant
que tout se réduirait à calculer pour s'y immobiliser la distance focale idéale; l'épiphanie n’œuvre
pas dans l'espace géométrique de la représentation, celui du Traité d'Alberti ou même de cette
"boîte mentale" qui délimite le champ du regard dans la Dioptrique de Descartes. Ce qui
appartient à la fixation de la profondeur de champ et au cadrage adéquat de l'objet dans une
construction réaliste de l'image, s'efface ici devant la mise en scène d'une transfiguratio : l'objet
insignifiant, - entendons dépourvu de sens et par là d'existence -, et dont l'horloge du Bureau du
Lest est comme l'emblème, se met à rayonner et devient visible; mieux, il se métamorphose à
l'instant en fragment d’œuvre d'art. Dès lors, ce "mécanisme intérieur de l'appréhension
esthétique" que décrit le processus épiphanique, transfigure dans le même mouvement l'objet
perçu en objet d'écriture et le sujet qui s'y livre, en artiste : "Puis un beau jour je la regarde et je
vois aussitôt ce que c'est : épiphanie" (SH,512). Rien de moins neutre qu'une épiphanie donc,

124 La métaphore optique est tout aussi claire dans le texte anglais qui évoque : "the gropings of a spiritual eye which
seeks to adjust its vision to an exact focus" (SH,216). Jacques Aubert dans son introduction à l'édition des Oeuvres de
Joyce note qu'un rapprochement s'effectue entre "l'âme de l'objet" et cet "oeil spirituel" où Joyce entend peut-être "a
spiritual I", un "Je" spirituel (Op. cit., p. LIII-LV). Ce rapprochement irait dans le sens de notre hypothèse que
l'épiphanie est avant tout la recherche d'une distance idéale entre un "Je" et ses objets.
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puisque le regard qui s'y exerce est immédiatement inclus dans un processus qui le modifie et le
retourne sur lui-même.
En ce sens, le Portrait peut être lu comme une série d'épiphanies de Stephen qui cherche,
les perspectives étant renversées, à trouver la distance focale exacte qui lui permette d'exister
dans le regard de l'autre. Encore faut-il naturellement qu'il trouve un oeil pour le voir. Et si le
livre s'ouvre sous le regard du père - "son père le regardait à travers un verre" (P,537) - il en vient
rapidement à décrire les tentatives répétées qu'il accomplit pour exister à distance dans l’œil des
femmes, comme s'il s'agissait de s'arracher symboliquement de leur corps pour qu'enfin elles le
voient, à commencer par sa mère : "Mais lui, Stephen, aucun regard de femme ne l'avait
recherché" (P,766). Il y a sans doute dans ces premières épiphanies un fantasme de renaître
transfiguré dans le regard de la mère. C'est par une "épiphanie" similaire qu'Artaud se voyait
naître dans l’œil de la Voyante entre proximité et distance, haussé vers ce "seuil corporel" que lui
conférait, posé sur lui, le regard d'une "mère indulgente et bonne", regard accommodé entre fini
et infini : "Aux yeux de mon esprit, vous êtes sans limites et sans bornes [...]. Car comment vous
accommodez-vous de la vie, vous qui avez le don de la vue toute proche? [...] Et cet oeil, ce
regard sur moi-même, cet unique regard désolé qui est toute mon existence, vous le magnifiez et
le faites se retourner sur lui-même, et voici qu'un bourgeonnement lumineux fait de délices sans
ombres, me ravive comme un vin mystérieux"125.
Poursuivons un instant encore l'analyse de ce rapport entre l'épiphanie et le regard, jusqu'à
l'épisode de "Protée" dans Ulysse, où Stephen reprend la même interrogation : "Inéluctable
modalité du visible : tout au moins cela, sinon plus, qui est pensé à travers mes yeux" (U,39).
Tant il est vrai que la question pour Stephen est restée la même : comment aux autres se rendre
visible, lui dont la mère riait en écoutant le vieux Royce chanter dans la pantomime de Turco le
Terrible : "I am the boy / That can enjoy / Invisibility" (U,16), paroles qui résonnent comme un
refrain ironique maintenant que le regard mort de sa mère a envahi toute son existence ("Ses yeux
vitreux, du fond de la mort, fixés sur mon âme pour l'ébranler et la courber"). Souvenir de poses
qu'il prenait, façonnant seul son image dans le miroir : "Vous vous faisiez des salamalecs dans la
glace, avançant pour recevoir les applaudissements [...]. Brra! Personne ne vous voyait" (U, 42).
A présent Stephen perd son image et se noie : "Qui prend garde à moi ici? (Who watches me
here)", s'interroge-t-il (U,50;54); et c'est une épiphanie à rebours qui se lit dans cet
envahissement du réel par la bile verte que sa mère
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