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Citation de Partemps


Les quelques textes (« drames mentaux ») qu’Artaud écrit dans les années vingt pour
le théâtre Alfred Jarry sont clairement d’inspiration surréaliste. Ainsi, par exemple, le Jet de
sang, dont la première représentation était annoncée dans le programme de la saison 1926-

8 « Cinéma et réalité », Quarto p. 248.
9 « Sorcellerie et cinéma », op. cit., p. 257.
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1927. Ce texte est littéralement truffé d’indications dicascaliques dont la représentation sur
scène est difficilement envisageable. Celle-ci, par exemple : « Elle mord Dieu au poignet. Un
immense jet de sang lacère la scène ». Le Théâtre Alfred Jarry ne jouera pas Le Jet de sang ce
qui ne signifie d'ailleurs pas qu'il soit injouable. Il fut monté entre autres en 1962 par le
groupe de Jean-Marie Patte, repris à Paris par René Goering puis par Peter Brook10. Autre
exemple, en 1933-1934, le descriptif scénique du spectacle La Conquête du Mexique, où
Artaud fait figurer au troisième acte la notation suivante : « Montézuma coupe l'espace vrai, le
fend en deux comme un sexe de femme pour en faire jaillir l'invisible11 ». Surréalistes, ces
textes le sont au sens où Artaud lui-même, après sa rupture avec le groupe, en donnait une
définition : « Le surréalisme n'a jamais été pour moi qu'une nouvelle sorte de magie. [...] Le
concret tout entier change de vêture, d'écorce, ne s'applique plus aux mêmes gestes mentaux.
L'au-delà, l'invisible repoussent la réalité. Le monde ne tient plus12 » ; ou encore : « L'espace
spirituel est plein d'issues. Il ne suffit que de l'atteindre et de s'y installer13 ». Ces deux
expressions (gestes mentaux, espace spirituel) indiquent assez à quel point le théâtre d'Artaud,
surréaliste dans cette acception qui est la sienne, dépasse la simple notion de théâtre
« mental ». Pour lui, le mental se représente, le spirituel se spatialise et son théâtre se joue
précisément dans ce pari d’une mise en scène (et d’une mise en acte) d’un espace
indissociablement corporel et psychique.
C'est en ce sens que les divers scénarios pour le cinéma qu’Artaud rédige entre 1924 et
1930, relèvent tous du postulat que le cinéma doit, comme le théâtre, permettre de corporiser
les rêves, faire surgir sur la scène comme sur l’écran, les forces invisibles de la psyché. Mais
– et c’est là l’inconciliable paradoxe – si les rêves sont simplement reproduits sur la pellicule,
réalisés – dans tous les sens du terme – à l’écran, où est la sorcellerie ? Il n’y a plus de magie
de l’invisible si la technique supplée à l’irreprésentable, si elle permet de donner forme à la
force des rêves. Comme le remarquait récemment le cinéaste André S. Labarthe 14, il faut
reconnaître l’extrême fidélité de Germaine Dulac, cinéaste d’ailleurs confirmée, à Antonin
Artaud mais c’est précisément ce savoir qu’Artaud récuse : cette grammaire apprise, ces
codes stéréotypés, tout cet appareillage technique que son scénario pourtant sollicite à chaque
phrase. Le film réalisé, calibré, chronométré a dû lui sembler mort. Les images qu’il avait
sous les yeux arrivaient de très loin, elles re-présentaient, elles reproduisaient son scénario
faute d’avoir pu en saisir le jaillissement. Or l’essentiel aux yeux d’Artaud, il le répétera
constamment, est précisément « que nous ne nous contentions pas de demeurer de simples
organes d’enregistrement ». C’est encore ce qu’il soulignera, peu avant sa mort, à propos de
l’enregistrement de l’émission radiophonique « Pour en finir avec le jugement de dieu », dans
une lettre à Paule Thévenin du 24 février 1948 : « je suis très triste et désespéré, mon corps
me fait mal de tous les côtés, / mais surtout j’ai l’impression que les gens ont été déçus / par
ma radio-émission. / Là où est la machine / c’est toujours le gouffre et le néant, / il y a une
interposition technique qui déforme et annihile ce que l’on a fait »15. C’est en des termes
proches, on l’a vu, qu’il s’en prenait déjà à la machine cinématographique en 1933, cette
« soi-disant magie mécanique », cette « machine à l’œil buté ». Ce qu’il y oppose jusqu’à la
fin ? « Un théâtre de sang, / un théâtre qui a chaque représentation aura fait gagner
corporellement / quelque chose »16. Et de même au cinéma : il s’agit moins de représentation,

10 Henri Béhar, Le théâtre dada et surréaliste (1967), Idées/Gallimard, p. 406-407.
11 Antonin Artaud, Œuvres complètes, édition de Paule Thévenin, tome V, p. 26.
12 « A la grande nuit ou le bluff surréaliste », Quarto p. 238.
13 « Point final », Quarto p. 243.
14 « La peau humaine des choses : Artaud et le cinéma », revue Europe janvier-février 2002, numéro Antonin
Artaud, p. 232-233.
15 Quarto p. 1676.
16 Ibid.
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finalement, que de capacité à subir le choc corporel que l’écran provoque sur celui qui, dès
lors, ne peut plus être un n spectateur à distance. Ce que l’œil de l’esprit regarde, dit Artaud,
c’est toujours de la mort.
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