Le mot qui me vient à l’esprit après toutes ces lectures, c’est « glauque ». L’affaire Sarrazac est une histoire glauque. Après, rien de bien original à trouver glauque l’assassinat d’un enfant à coups de pierres par son propre père, toutefois, ce n’est pas encore tout à fait clair dans ma tête, mais j’ai comme une intuition, un je-ne-sais-quoi qui me fait penser que toute la vérité n’a pas été dite, comme c’est souvent le cas lorsque ce genre de fait divers se produit dans le monde rural. Je pense aux affaires Dominici ou Gregory, ces meurtres dégueulasses, commis en rase campagne dans l’indifférence générale. Personne n’a rien vu, rien entendu, mais on sent surtout que les gens ont peur de parler. Là, c’est un peu similaire et finalement, cette série d’articles que j’imaginais être une mine d’or ne m’a pas appris grand-chose de plus que ce que je savais déjà.
En une fraction de seconde, j’ai la sensation de ne plus être le même homme, de redevenir celui que j’étais avant notre rupture, plus cette loque en peignoir avachie dans son canapé devant des téléfilms allemands. Je lis le SMS : « Viens à la maison demain après-midi. Il faut que je te parle. »
Je ne sais pas quoi penser de ce court message. Je suis à la fois ravi que Stella reprenne contact et en même temps, ce ton sec ne me dit rien qui vaille. Ni une, ni deux, je ne me sens pas d’attendre le lendemain et décide de l’appeler aussitôt, mais malheureusement, ça sonne dans le vide, Stella ne décroche pas. Il va falloir être patient, Adrien…
Même si c’est assez flou, je devine qu’elle se tient la tête à deux mains et que sa bouche est grande ouverte avec une expression désespérée qui rappelle « le Cri », le célèbre tableau de Munch. J’en déduis que cette pauvre femme doit certainement pleurer un proche. Elle semble tellement envahie de chagrin qu’elle en est arrivée à s’écrouler sur la tombe de son cher défunt en se tordant de douleur. C’est un sujet de photo un peu sordide, mais que je trouve intéressant. Un agrandissement de cette scène pourrait donner quelque chose de plutôt artistique, mais en l’état, l’image n’est pas assez nette pour en faire quelque chose de vraiment bien. Alors, je continue d’explorer mes autres photos afin de trouver la même scène avec une meilleure définition et j’ai bon espoir, car il m’en reste encore une bonne trentaine à consulter. Cette fois, mon besoin de mitrailler un maximum pour obtenir le bon cliché m’est bien utile. Finalement, être un photographe amateur peut parfois présenter quelques avantages.
En tous cas, vous avez de la chance d’être jolie à regarder, parce que les journalistes, j’aime pas bien ça… C’est que de la graine de fouille-merde qui, la plupart du temps, raconte n’importe quoi pourvu que ça fasse vendre, alors c’est juste parce que j’aime bien voir vos mignons petits nénés sautiller dans votre corsage que je vous écoute ! »
L’autre chose qui me motive, c’est de savoir le fin mot de cette histoire avec la fille de la gare Montparnasse qui sera, à coup sûr, une bonne anecdote à glisser dans un de mes romans. Et puis enfin, en échange de ce service, je peux désormais sans scrupules demander à Max de me laisser libre d’écrire le bouquin que je veux. Comme il faut battre le fer tant qu’il est chaud, je lui fais aussitôt part de cet arrangement : « En revanche, Max, j’ai un service à te demander en contrepartie. Je sais que Bertrand t’a demandé de m’aider à trouver un sujet pour mon roman. Le sujet, je l’ai déjà, et même s’il ne plaît pas à Bertrand, j’ai la ferme intention de le mener jusqu’au bout, donc je compte sur toi pour laisser croire à Bertrand que tu m’aides jusqu’à ce que j’aie fini d’écrire le bouquin, ok ? »
Je déteste quand Bertrand joue les impatients maladifs. Il pense faire accélérer les choses, mais sur moi, ça n’a pas l’effet escompté, au contraire, dès qu’on me met la pression, je me fige. Je prends sur moi pour relativiser : « On a encore neuf bons mois, Bertrand. On sera dans les temps. »
Vous savez, les journalistes, les chroniqueurs et les réseaux sociaux réunis peuvent se montrer bien plus sévères et injustes qu’une cour d’assises. Non, Victor, c’est décidé, je ne publierai pas ce bouquin… » Il me rétorque : « C’est moi qui vous le demande, Adrien ! Ça fait trop longtemps que je garde ce secret enfoui en moi et c’est sûrement la raison principale de ma dépression… Vous savez, je n’en peux plus de dépenser toute mon énergie à cacher la vérité. J’ai même été obligé de le faire avec votre adorable amie Edwige en la lançant sur la fausse piste d’un gitan qui, à l’époque, traînait avec Sarrazac et, très honnêtement, je n’en suis vraiment pas fier… Vivre avec ça m’a suffisamment empoisonné l’existence.
Si je devais définir cette personne avec un seul adjectif, je choisirais « austère ». Son attitude n’est pas beaucoup plus chaleureuse. Elle ne parle quasiment pas, limitant sa prose aux mots les plus brefs dont elle ne prononce réellement que les premières syllabes. Ainsi, un « merci » devient « merc’… », un « bonjour » va se limiter à « bonj’… » quand elle ne se contente pas d’un simple hochement de tête. Au départ, je pense même qu’elle souffre d’un handicap, mais je me rends vite compte que ce n’est pas le cas lorsque à un moment où je ne m’y attends pas, elle se met à parler à son frère en patois gascon, certainement pour lui dire une chose qu’elle n’a pas envie que je comprenne. Drôle de personnage !
Ça y est ! L’épée de Damoclès vient de me tomber sur le coin de la figure et elle m’a assommé d’un seul coup. Je reste bouche bée, incapable de dire quoi que ce soit. Je cherche une façon de réagir, une manière d’affronter cette situation très embarrassante, il va bien falloir que je me justifie d’une manière ou d’une autre, mais que dire ? Finalement, avant que j’aie trouvé, Romuald reprend la parole : « C’est absolument génial, la manière dont tu as transformé les scénarios qu’on écrivait ensemble ! Je n’aurais jamais pensé que ça pourrait faire d’aussi bons bouquins ! Franchement, chapeau, vieux ! »
Je n’en crois pas mes oreilles, au lieu de me blâmer, il me met sur un piédestal, incroyable !
Je comprends, ma fille, Satan s’était emparé de votre corps… Oui, ma fille, vous ne pouviez pas lutter… Oui… Oui, le Seigneur vous a mis à l’épreuve, ma fille, mais si nous confessons nos péchés, il est fidèle et juste pour nous les pardonner. Le châtiment qui nous donne la paix est tombé sur lui, et c'est par ses meurtrissures que nous sommes guéris… Je t'absous de tes péchés, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit… »
Puis il fait un signe de croix, ferme les yeux et reste immobile. Dans un premier temps, je l’imagine en train de prier, mais cela dure sans qu’il ne remue le bout d’un cil. Si bien qu’après quelques minutes, Edwige me demande : « Tu crois qu’il fait un malaise ? »