Dans le petit monde du ravin on connaissait bine l'histoire des crises que traversait la famille de Papaé ; personne ne s'en étonnait, personne ne soulevait le moindre scandale, mais tous, au contraire, ressentaient une vive compassion, car tous avaient connu, chez eux ou autour d'eux, de tristes histoires de ruptures et de faillites semblables et s'en souvenaient.
Le malheur des gitans était au fond de l'âme de chacun comme une obscure conscience collective. Ainsi pensait la "Vinagrera" tandis qu'elle nettoyait devant la porte de sa cueva la tête des quatre marmots que sa fille si malchanceuses lui avait confiés l'un après l'autre, à mesure qu'elle les fabriquait, au cours de perpétuelles tentatives d'union avec l'homme. Ainsi pensait la "Verruga", accablée par le souvenir de ses quatre fils poursuivis en justice pour avoir participé à des actes de contrebande. Ainsi pensait la petite grand-mère qui revendait des cigarettes blondes ; et la vieille maman d'une ancestrale dynastie de mauvais toréadors ; et tant d'autres mères de familles - de ces familles affamées - tandis qu'elles accomplissaient simplement leur besogne devant leurs sombres, opprimantes et misérables demeures de terre.
Ils nous en veulent, à nous, les gitans, parce que nous n'acceptons jamais d'être leurs larbins. Et tous nous détestent : les riches, parce qu'ils ne peuvent pas exploiter notre faim comme ils exploitent la faim des autres, et les autres parce que nous ne sommes pas des esclaves comme eux. (p.15)