HOMME. - J'ai vu quelques vidéos de ces fanatiques religieux. Ils brûlaient tes livres.
SELMA. - Que veux-tu que je te dise ? Goebbels en faisait déjà autant en trente-trois. L'autodafé devant l'université Humboldt, en plein centre de Berlin. L'histoire est cyclique et récurrente, mon chéri.
SELMA. - J'ai tellement peur. J'ai le corps dans la peur.
EDITEUR. - C'est plutôt l'inverse.
SELMA. - Non. J'ai le corps dans la peur. Je suis au-dedans de la peur. Comme si on m'avait mise dans un petit pot avec de la peur liquide. Scellé. Sans que je puisse sortir. Avec la peur qui essaierait de rentrer par chacun de mes pores. Par chaque recoin.
SELMA. - J'ai beaucoup lu sur vous. Je crois que si vous n'aviez pas été une femme riche et une amie de tous ces personnages... Hemingway, Fitzgerald, Picasso, Cézanne, Matisse... dans le Paris des années trente...
FEMME [apparition hallucinée de Gertrude Stein], l'interrompant. - Quoi ? Si je ne l'avais pas été, quoi ?
SELMA. - Peut-être que vous ne seriez pas entrée dans l'histoire.
FEMME. - J'ai été une femme qui n'a jamais cessé d'écrire, ma chère. J'écrivais, j'écrivais. J'ai poussé l'écriture aux limites de l'expérimentation. Je pensais que l'écriture pouvait être cubiste comme les tableaux que peignait alors mon copain Picasso.
SELMA. - [...] Je préférerais ne pas. Je préférerais ne pas avoir à prendre ces décisions, mais la vie, oui, est le seul lieu où on peut se tromper. La vie est le seul lieu où on peut échouer. Ou réussir.
SELMA. - Je ne les laisserai pas penser que je suis raciste.
EDITEUR. - Ça fait vendre. L'écrivaine polémique. Controversée. La pas raciste qui semble l'être. L'écriture doit être rétive. Aujourd'hui, la xénophobie subtile est à la mode. C'est une manière de forcer à la réflexion. La discordance génère du débat. La subtilité est indémodable.
SELMA. - Tu es un psychopathe.
EDITEUR. - "Here is Johnny." (Il rit. Il imite Jack Nicholson dans 'Shining' : il brandit une hache fictive, fait semblant de casser une porte et fait la grimace.) J'adore cette scène, quand Jack Nicholson démolit à coups de hache la porte de la salle de bains derrière laquelle sa femme est morte de peur.
(Pause.)
SELMA. - J'ai lu qu'ils ont refait la scène cent cinquante-sept fois. Cent cinquante-sept fois pour que Kubrick... lui fasse confiance.
SELMA. - J'aimerais partir d'ici. M'acheter une chienne et aller passer du temps avec ma mère.
FEMME. - Eh bien, allez-y.
SELMA. Je suis otage de moi-même.
FEMME. - Nous sommes toutes otages de nous-mêmes.
SELMA. Il neige. J'aime quand tombent les flocons de neige. J'ai observé. Cette manière de tomber lente, loin de l'obstination que met à tomber, par exemple, la pluie. La neige tombe comme si elle se moquait du temps qu'elle peut perdre. Pas concernée. Elle n'est pas pressée de toucher le sol. Pourquoi le serait-elle, puisqu'elle sait qu'à la fin elle fondra tout de suite et que sa présence disparaîtra. C'est ce que j'aime dans la neige. On devrait tous tomber dans la vie comme tombe la neige : pas concernés par la boue qui nous attend à la fin.
SELMA. - Je ne sais pas ce que je ferais, moi, si les nazis entraient dans Paris avec leurs svastikas et qu'ils m'attrapaient, avec mon amante lesbienne, en train de promener le chien sur les Champs-Elysées. Je ne sais pas ce que je ferais, moi, si j'obligeais mon corps à ne pas manger ni boire pendant dix-huit heures d'affilée pour exécuter le commandement d'un prophète qui était atteint d'hallucinations.
HOMME. - Un homme a été agressé à Fez pour avoir bu de l'eau dans la rue avant l'heure de la rupture du jeûne. Plusieurs personnes l'ont traîné au commissariat le plus proche et la police l'a mis au cachot jusqu'à ce que les membres de sa famille présentent un certificat médical prouvant que l'homme était diabétique et qu'il tait par conséquent dispensé de faire le jeûne.
HOMME. - Le deux novembre deux mille quatre, Theo Van Gogh, un célèbre cinéaste néerlandais de quarante-sept ans, quitte son domicile à Amsterdam pour se rendre à vélo à son travail. Il a reçu des menaces de mort venant de groupes islamistes radicaux.
FEMME. - Sur sa route, il est assailli par un jeune homme de vingt-six ans nommé Mohammed Bouyeri. Celui-ci tire sur Theo qui tombe de son vélo.
HOMME. - Bouyeri l'achève au sol.
(On entend huit coups de feu.)
FEMME. - Huit coups de feu. Puis il le poignarde plusieurs fois et...
HOMME. - Enfin, il l'égorge et s'en va, mais il laisse avant de partir une lettre, plantée dans le cadavre. Une lettre de menaces visant d'autres personnes.
FEMME. - Une lettre de cinq pages. Cinq.
SELMA. - Oui. Oui, maman. Et je... Je... Je t'aime aussi.
(Selma coupe le téléphone. Elle le pose par terre. Elle s'allonge sur le sol de la chambre. Elle pleure.)