Personne ne se crée comme moi une société réelle en évoquant des ombres ; c'est au point que la vie de mes souvenirs absorbe le sentiment de ma vie réelle. Des personnes mêmes dont je ne me suis jamais occupé, si elles meurent, envahissent ma mémoire : on dirait que nul ne peut devenir mon compagnon s'il n'a passé à travers la tombe, ce qui me porte à croire que je suis un mort. Où les autres trouvent une éternelle séparation, je trouve une réunion éternelle ; qu'un de mes amis s'en aille de la terre, c'est comme s'il venait demeurer à mes foyers ; il ne me quitte plus. A mesure que le monde présent se retire, le monde passé me revient. Si les générations actuelles dédaignent les générations vieillies, elles perdent les frais de leur mépris en ce qui me touche : je ne m'aperçois même pas de leur existence.