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Citation de Princessemandchoue


Comme chaque jour, nous nous raccompagnons les uns les autres jusque devant nos immeubles. C’est moi qui habite le plus loin, il me faut gagner la porte de Charenton, et je finis toujours mon trajet seul. Il y a Corinne, François, Patrick. J’ai douze ans. On chahute en s’interpellant par nos noms de famille. François me pousse et crie fort mon nom. Un vieil homme qui passe à notre hauteur s’arrête.

“Eskenazi ? Qui est Eskenazi ?”

Je suis interloqué, je ne l’ai jamais vu, je le trouve terrifiant et magnifique. Il a un visage si ridé, tellement fatigué.

“C’est moi.”

Ses yeux s’agrandissent et m’avalent.

“Eskenazi, tu es catholique ?”

Est-ce que je suis catholique ? Non. Ça au moins, je le sais. Je ne peux me défaire de ses yeux. En silence, je secoue la tête. Son sourire dévore tout. Ses yeux sont mouillés. Il tend la main et me caresse la joue. Moi qui ne manque pas d’amour, on m’a rarement touché de façon si aimante.

“Tu es juif.”

Sa voix crécelle et s’épuise. Son visage est un bonbon, un gâteau. À bout de souffle, sa présence est si fragile et enveloppante, diluée, presque odorante. Doucement, il retire sa main et reprend son chemin.

Je suis juif, il faut le croire, mes parents me l’ont toujours dit. Mais je ne sais pas du tout ce que ça peut signifier. Chez moi, on est juifs de père en fils. Être juif est un état de choses que l’on m’a collé sans me demander mon avis.

Le vieil homme ne m’a rien dit non plus de ce que ça signifiait. Et pourtant, oui, une transmission, enfin. Avec elle ces deux mots, être juif, prennent pour la première fois une sorte de contenu. Ainsi il est possible qu’une personne que je n’ai jamais vue, et que je ne reverrai jamais, se sente liée à moi parce que je suis juif. Il l’est donc aussi. Ainsi ce n’est pas qu’un mot. Il s’agit de quelque chose de bien plus mystérieux qu’un mot. Une densité, une promesse aussi, celle de devenir vieux et beau, comme une responsabilité. Je suis responsable de cette caresse, et d’autant plus qu’elle m’a été donnée parce que j’étais non pas quelqu’un, mais quelque chose dans ce quelqu’un. Mais quoi ? Je n’ai pas osé lui poser la question. […]

“Qu’est-ce qu’il t’a dit, le vieux ?” me demande François.

François, rouquin, joufflu comme moi, toujours rieur.

“Il m’a dit : « Sauras-tu en faire autre chose qu’un mot ? »“

Plus que tout autre, le vieil homme m’a fait juif. Chaque fois que j’ai vu, bien plus tard, la photo de Vladimir Jankélévitch, j’ai pensé à lui.

Frank Eskenazi, 2013, Une étoile mystérieuse, Paris, Seuil, p. 9-12.
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