AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Citation de lesptitchats


Miss Mudd me sauve. Tandis que mes classes passent le contrôle de milieu de trimestre, j'explore les armoires du fond de la salle et les trouve remplies de vieux livres de grammaire, de journaux, de comptes rendus de conseils d'administration et de centaines de feuillets de rédactions d'élèves non corrigées, dont certaines remontent à 1942. Je vais jeter tout ça à la poubelle quand le début d'une vieille rédaction accroche mon oeil. Les garçons d'alors aspiraient à combattre, à venger la mort de frères, d'amis, de voisins. L'un a écrit : Je m'en vais tuer cinq Japs pour chaque homme de mon quartier qu'ils ont tué. Un autre : Je ne veux pas aller dans l'armée s'ils me disent de tuer des Italiens car je sis italien. Je pourrais tuer mes propres cousins et je ne combattrai pas à moins qu'ils ne me laissent tuer des Allemands ou des Japs. Je préférerais tuer des Allemands car je ne veux pas aller dans le Pacifique où il y a toutes sortes de jungles avec des insectes et des serpents et d'autres saletés de ce genre.
Quant aux filles, elles attendaient. Lorsque Joey rentrera, lui et moi on se mariera et on ira dans le Jersey, loin de sa folle de mère.
J'entasse les rédactions jaunies sur mon bureau et commence à les lire à voix haute à mes classes. Les élèves se redressent. Il y a des noms familiers. Eh, c'était mon père ! Il a été gravement blessé en Afrique. Eh, c'est mon oncle Sal qui a été tué à Guam !
Des larmes paraissent au fil de ma lecture. Les garçons filent aux toilettes et reviennent les yeux rougis. Les filles sanglotent ouvertement et se consolent l'une l'autre.
Des douzaines de familles de Staten Island et de Brooklyn sont nommées dans ces feuillets si friables qu'on craint de les voir tomber en poussière. Nous voulons les sauver et le seul moyen est de les copier à la main, ceux-là et les centaines encore entassés dans les armoires.
Nul n'objecte. Nous sauvons le passé proche de familles non moins proches. Chacun a un stylo, et tout le reste du trimestre, d'avril à la fin juin, il déchiffrent et écrivent. Les larmes continuent de couler et il y a des éclats. C'est mon père quand il avait quinze ans ! C'est ma tante et elle est morte alors qu'elle allait avoir un bébé !
Les voilà pris d'un subit intérêt pour des rédactions intitulées Ma Vie, et j'ai envie de dire : Vous voyez ce que vous pouvez apprendre sur vos pères et oncle et tante ? Ne voulez-vous pas écrire sur vos vies pour la prochaine génération ?
Mais je m'abstiens. Je n'ai pas envie de déranger une classe aussi paisible, si paisible que Mr Sorola se doit d'enquêter. Il arpente la salle, regarde à quoi la classe est occupée et ne dit rien. Je le crois content du silence.
C'est juin et je donne à tous la moyenne, heureux d'avoir survécu à mes premiers mois d'enseignement dans un lycée d'enseignement professionnel, encore que je me demande ce que j'aurais fait sans les rédactions jaunies.
Il m'aurait peut-être bien fallu enseigner.
Commenter  J’apprécie          20





Ont apprécié cette citation (2)voir plus




{* *}