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Citation de frejean


Un matin, j’ai eu l’impression bizarre d’être différent des autres jours. Il me semblait en effet que mon corps, au lieu d’avoir la consistance d’une masse de chair et d’os attachée au sol par l’effet de la gravité universelle, flottait comme un petit nuage, léger, compact. J’ai cherché à comprendre ce qui m’arrivait. J’ai tenté de reprendre le contrôle de mes mouvements, mais en vain. J’ai dû me rendre à l’évidence : rien n’obéissait plus à ma volonté ; je dérivais de ça, de là, comme un objet en apesanteur.
Soudain, mes narines ont capté des effluves inattendus : un mélange composé d’éther, de teinture d’iode et d’eau de Javel. Une de ces émanations caractéristiques de l’univers aseptisé des hôpitaux. Trois substances à qui est généralement dévolue la mission radicale d’éliminer les micro-organismes indésirables et qui évoquent inévitablement le combat incessant de l’homme contre l’un de ses plus redoutables ennemis, l’infiniment petit. Lorsque l’on sent cette odeur, on sait que la maladie et la mort ne sont pas loin. Aussi je me suis dit :
« Raphaël, ton corps sain et vigoureux ne souffre d’aucune maladie ; alors que fais-tu dans un hôpital ? »
C’est vrai, je n’étais pas malade : en tout cas, pas au moment de me coucher hier soir, à une heure du matin, le cœur amer, après avoir regardé France-Italie, sur Canal Satellite.
Mon étonnement était sans mesure.
J’ai perçu alors des cliquetis très légers, un peu comme des bruits de vaisselle mais en plus délicats. J’en ai déduit que mon épouse s’activait dans la cuisine, autour de la cafetière et du grille-pain. Hypothèse bien peu probable, je le savais forcément, étant donné que j’étais toujours le premier à me lever : c’était moi, invariablement, qui lui apportais son café chaud au lit ; en vingt ans de vie commune, jamais le rôle ne s’était inversé.
Nonchalamment, j’ai étendu mon bras en direction de ma compagne. Surprise : ma main n’a rencontré que le vide ; au bout de mon bras il n’y avait ni femme, ni drap, ni matelas, ni couverture. J’ai scruté ma chambre à la recherche des objets familiers au milieu desquels je m’endormais chaque soir mais il n’y avait rien sur quoi fixer mon attention : l’écran fluorescent du radio-réveil ne trouait pas l’obscurité, l’armoire en teck massif ne dressait pas sa masse robuste et tranquille contre le mur, la table de chevet ne montait pas la garde près de mon lit et mon matelas se dérobait à mes mains baladeuses.
J’ai commencé à paniquer pour de bon et à me poser des questions embarrassantes :
Et si mon corps s’était désolidarisé de mon esprit ?
Cette pensée m’est venue parce qu’une nuit, dans mon enfance, j’avais vécu une curieuse expérience : j’avais rêvé que mon esprit, évadé momentanément, ne parvenait plus à réintégrer mon corps. Epouvanté, je m’étais débattu puis je m’étais réveillé quelques minutes plus tard, en sueur, pour constater que tout était normal.
Cette fois, j’avais tout lieu de croire que c’était différent, que c’était du sérieux.
Affolé, je me suis mis à crier et à gesticuler : « Au secours ! Que m’arrive-t-il ? Où suis-je ? »
Tandis que je flottais, en frôlant un plafond blanc et lisse, avec la gaucherie d’un canard de basse-cour qui s’entraîne à voler, un remue-ménage s’est produit au niveau du sol.
Des silhouettes blanches portant blouses, masques et bonnets, s’affairaient – avec ce zèle épatant que l’on ne voit que dans les séries télévisées – autour d’un être humain étendu sur le dos. C’était vraisemblablement une équipe d’infirmières et de médecins qui tentaient, avec une farouche pugnacité, d’arracher à la mort la probable victime d’un accident quelconque. Sous la lumière vive dispensée par des ampoules puissantes, leurs ombres agrandies gesticulaient dans un ballet fantastique.
Je me suis dit : « Que fais-tu, Raphaël Lefèvre, dans cette salle blanche, aseptisée et impersonnelle » ?
L’objet de ces soins intensifs – de sexe masculin, un mètre soixante-dix environ, de type créole blanc –, doit avoir dans les quarante ans. Des électrodes posées sur son cuir chevelu transmettent à un moniteur une série de tracés sinusoïdaux accompagnés d’ondes alpha plus ou moins accidentées et complexes. Sur son visage boursouflé saillent trois grains de beauté dont la disposition et la forme ne laissent aucun doute sur l’identité du comateux.
Surprise : la face disgracieuse que je contemple avec commisération ressemble en effet étrangement à celle d’un certain Raphaël L., chef d’entreprise notoire.
Qu’est-ce que cela signifie ?

Tout à coup, il m’a semblé prendre de l’altitude et mon champ visuel s’est élargi. Sans perdre de vue le bloc opératoire où s’agitait avec frénésie le même personnel dévoué, de nombreuses autres images se sont présentées simultanément à ma vue. Dans une chambre double, deux femmes en peignoir, assises sur leur lit, papotaient en tricotant, pendant qu’un téléviseur posé sur un support mural diffusait une énigmatique publicité en faveur de « l’artisanat, première entreprise de France ». Dans un couloir sombre au parquet en damier, luisant, interminable, un aide-soignant poussait nonchalamment un chariot, en faisant claquer ses galoches. Dans un vestiaire, une infirmière revêtait sa blouse de travail avec une précipitation et une maladresse trahissant son retard.
Tiens donc, voilà que je vois à travers les murs à présent ! me suis-je émerveillé.
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