Le ministre de l’Intérieur sentit un frisson lui remonter le long de la colonne vertébrale. Ce n’était pas tant parce qu’il avait du sang algérien, lui-même. Son ascendance était suffisamment diluée pour qu’il ne ressente aucune sympathie particulière pour aucun pays, en dehors de la France. Mais il appréhendait la prochaine réunion avec le président de la République. Pour l’Élysée, le rapprochement avec Alger avait été un choix conscient. Et le ministre savait que le président n’était pas du genre à renier ses choix stratégiques. D’autant moins, assez curieusement, lorsqu’ils s’avéraient désastreux.
Le directeur de la CIA hésita à répondre. Mais que pouvait-il attendre de la Maison Blanche, désormais ? La coalition occidentale en Ukraine était déjà en train de sombrer. L’Europe était entrée en récession. La guerre était perdue. Tout ça pour ça, était désormais la phrase à la mode dans les couloirs des chancelleries. Jusque-là, ces doutes avaient été soulevés derrière des portes capitonnées, et n’avaient pas encore atteint les oreilles de la presse. Ce n’était plus qu’une question de temps. Le directeur de la CIA était un homme avisé. Il était encore jeune, à l’époque de la guerre du Vietnam. Il avait à peine treize ans lorsque Seymour Hersh avait publié son célèbre papier sur le massacre de My Lai, commis un an plus tôt. L’article avait valu au journaliste le Prix Pulitzer. Et il avait marqué un virage à cent quatre-vingts degrés de la presse américaine sur le sujet. Jusque-là complaisante envers l’administration Johnson, elle devint soudainement violemment antiguerre, brûlant ce qu’elle avait adoré quelques mois plus tôt – et toujours avec la même conviction, naturellement. Le directeur de la CIA ne savait que trop bien que les apôtres d’une politique pouvaient, à Washington, en devenir les plus fermes opposants, en un claquement de doigts. Il suffisait parfois d’un rien. D’un sondage. D’une bavure. D’une prise d’otages.
Mais il dut reconnaître que Jake, son cadet de dix ans, avait changé. Ces deux années et quelques mois à la Maison Blanche, dans le bureau d’angle où Kissinger et Brzezinski avaient œuvré, l’avaient transformé. La déchéance accélérée de l’actuel locataire du Bureau Ovale y était certainement pour beaucoup. Jake était, en réalité, l’un de ceux qui prenaient les décisions. Jamais élu, même pas ratifié par le Sénat – à la différence du directeur de la CIA – il était devenu le vrai vice-président. Tout puissant. Cela lui était visiblement monté à la tête.