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Citation de DelaunayDominique


… que nous font les récits quant au mal, quand au besoin de rétribution ? Ce livre part d'une hésitation. Car d'un côté, ces textes nous aident à affronter l'enjeu, à trouver des compromis acceptables, à mettre des mots sur des plaies à vif, en prenant en charge le scandale, de sorte que nous puissions continuer à vivre même dans un monde où des innocents souffrent quand nous ne pouvons pas l'empêcher. Mais d'un autre côté, il fabrique pour nous de toutes pièces, à la manière d'une cruelle expérience morale, le problème que nous cherchons ensuite à déconstruire par eux. Quand les catastrophes s'abattent sur les gens qui le méritaient le moins… Le sentiment d'outrage face à l'injustice du sort n'est-il pas suscité par cette manière de mettre en forme l’épreuve qui nous tourmente ? Notre besoin de rétribution n'a-t-il pas été façonné par notre goût des récits ? Tous les malheurs de Job ne viennent-ils pas de ce que l'on a entrepris de raconter son histoire ?
C'est ce nœud entre le problème du mal et l'art du récit que je voulais explorer en mettant ce thème au programme de mes cours. Je ne savais pas très bien où j'allais, au début, mais j'avais une intuition forte : le poison peut aussi être l'antidote. Il n'y avait pas à craindre pour les étudiants. Non, ces lectures n'allaient pas les abîmer. Bien sûr, ils en seraient affectés, mais ce ne serait pas un mal. Cette exploration morale que nous allions faire ensemble, cette expérience émotionnelle que nous allions traverser en acceptant de sortir un moment de notre condition pour regarder avec empathie se débattre tous ces personnages dont nous avons la chance de ne pas partager le sort, c'est une ressource pour la vie. La littérature offre des expériences morales protégées. Dans un roman, dans une pièce de théâtre, tout ce qui est pensé, traversé, éprouvé, essayé, c'est autant de gagné sur l'effet de surprise par lequel le réel vous prend en traître. La chute de Coco, je ne sais pas ce que Maupassant en attendait, lui, mais je savais par expérience - au moins pour avoir géré ce défi en famille - qu'il fallait en faire quelque chose, élaborer autour, se battre avec ses propres émotions pour conserver du sens au monde. Sinon, on peut très bien devenir fou, le jour où – deuil, ruine, accident, maladie, trahison ou même chagrin d'amour - on rencontre le mal en vrai. Comme le vieux roi Lear, hurlant au démon sur la lande au milieu de la tempête déchaînée, misérable et nu, trompé et trahi par ses filles à qui il avait tout donné.
Car si cette image nous hante, elle nous protège aussi. Paradoxalement, ces textes littéraires qui nous plantent un poignard dans le cœur, qui vous obligent à regarder en face les béances d'un monde livré au mal où le malheur distribue ses coups à l'aveugle sans regarder au mérite, où l’injustice règne en maître et où il n'y a pas de réparation qui tienne, je crois qu'ils sont là aussi pour préserver notre raison. Ils nous épargnent en prenant pour nous le premier coup, celui qui vient par surprise. En assumant notre besoin de garder du sens à l'existence, malgré l'idée du malheur, malgré l'injustice, malgré le soupçon que le monde s'en moque, ils nous gardent droits dans l'adversité, solides pugnaces.
Frédérique Leichter-Flack POURQUOI LE MAL FRAPPE LES GENS BIEN ? Flammarion 2023 Page 16 17 18.
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