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Citation de Charybde2


Difficile de savoir si l’on se souvient de ce qu’on a vécu ou du récit qu’on a fait, refait et poli comme une gemme au fil des années, je veux dire ce qui resplendit mais est aussi mort qu’une pierre morte. S’il n’y avait pas les rêves, ces cauchemars dans lesquels je suis de nouveau une fillette crasseuse aux pieds nus, n’ayant pour toute possession que deux chiffons et un petit chien beau comme un ciel, s’il n’y avait pas le coup que je sens ici, dans la poitrine, à cause de ce qui me noue la gorge les rares fois où je me rends en ville et que je vois un de ces enfants maigres, mal peignés et presque absents ; bref, s’il n’y avait pas les rêves et les frissons de ce corps qui est le mien, je serais incapable de savoir si ce que je vous raconte est vrai.
Qui sait quelle intempérie avait marqué Elizabeth. Peut-être la solitude. Deux missions l’attendaient : sauver le gringo et prendre en charge l’estancia qu’il devait administrer. Qu’on la traduise, ça lui faciliterait la vie, avoir une interprète dans la charrette. Il y avait un peu de ça, mais aussi quelque chose de plus. Je me souviens de son regard, ce jour-là : j’ai vu la lumière à travers ces yeux, elle m’a ouvert la porte du monde. Elle avait les rênes dans la main, elle parlait sans trop savoir où, dans cette charrette qui contenait lit, draps, tasses, théière, couverts, jupons et tant de choses que je ne connaissais pas. Je me suis dressée et l’ai regardée d’en bas avec une confiance identique à celle avec laquelle Estreya me regardait de temps en temps lorsqu’on marchait ensemble le long d’un champ ou de plusieurs champs dans cette campagne ; comment savoir sur une plaine aussi égale quand user du pluriel et quand du singulier, une question qui finirait par être tranchée un peu plus tard : on s’est mis à compter à l’arrivée des clôtures et des patrons. Mais à cette époque-là, c’était différent, l’estancia du patron était tout un univers sans patron, on marchait dans la campagne et parfois on se regardait, mon petit chien et moi ; il y avait en lui cette confiance des animaux et Estreya trouvait en moi une certitude, un foyer, quelque chose lui confirmant que sa vie ne serait pas abandonnée aux éléments. J’ai regardé Liz comme ça, comme un chiot, avec la folle certitude que si elle me retournait un regard affirmatif, il n’y aurait plus rien à craindre. Il y a eu un oui chez cette femme aux cheveux roux, cette femme si transparente qu’on voyait son sang circuler dans ses veines quand quelque chose la réjouissait ou la mettait en colère. Ensuite, je verrais son sang congelé par la peur, bouillonnant de désir oui lui faisant bouillir le visage de haine.
Je suis montée avec Estreya, et elle nous a fait une place sur le siège du cocher. L’aube se levait, la clarté filtrait à travers les nuages, il bruinait, et lorsque les bœufs se sont ébranlés, nous avons vécu un moment pâle et doré, les minuscules gouttes d’eau qui s’agitaient avec la brise ont scintillé, les herbes folles de cette campagne ont été vertes comme jamais, il s’est mis à pleuvoir dru et tout était étincelant, même le gris sombre des nuages ; c’était le commencement d’une autre vie, un augure splendide. Ainsi baignées dans de si lumineuses entrailles, nous sommes parties. Elle a dit « England » et à ce moment-là, pour moi, cette lumière s’est appelée light et c’était l’Angleterre.
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