Gaetan Nocq - Les grands cerfs
" Je dirais que ce soir, je ne suis pas venue toute seule dans votre studio, je suis venue avec, sur mes épaules, les arbres de ma forêt. Je suis venue avec les cerfs. Ici, ce soir, je suis venue avec les salamandres que je ne vois presque plus. Je suis venue avec le grand mars changeant, que je n'ai plus vu depuis deux étés. Je suis venue avec les autres papillons. Je suis venue avec ce qui est en train de disparaître. Et si ie suis venue, c'est pour eux. Parce qu'ils n'ont pas la parole.
... Et je vois, et j'ai vu le monde disparaître en deux ans sous mes yeux. C'est quelque chose de vertigineux qui est en train de se passer, et c'est parce que c'est vertigineux et parce que ça va très vite que je suis sortie des bois et que je suis venue accompagnée de tout ce monde sur mes épaules et derrière moi. Il y en a plein dans le studio, on peut pas les voir mais ils sont là et je parle pour eux. "
Claudie Hunzinger, entretien avec Laure Adler L'Heure bleue, 26 août 2019
Thomas me faisait apparaître tout un monde. C’était magique. Et je voulais rester là, suspendu dans l’espace, à la rencontre de ce petit peuple des profondeurs. Je me sentais tellement plus à l’aise sous la mer que sur terre. À l’abri, loin des bruits et des bavardages. Loin des mystères et intrigues autour de la disparition de mon père.
Dans la vie, il y a toujours un équilibre : après une série de tuiles arrive souvent un grand coup de bol…
Mon père pratiquant la plongée sous-marine, c’était n’importe quoi. Lui qui ne mettait jamais un orteil dans l’eau, même lorsque nous allions à la plage.
Avec elles, c'est si simple de regarder le monde, il devient tellement clair.
Et moi, j’approchais de la veille de la quille. Je comptais surtout vers la fin. Certains comptaient en dimanches, d’autres en gardes, en tasses de café, en lettres à recevoir, en n’importe quoi. Dans ce monde cafardeux, on comptait tout. Et ces chiffres, dont on n’était jamais certain qu’un événement ne vienne pas les bouleverser, tendaient tous vers une seule et même échéance : la libération de ceux qui avaient survécu
Nous rentrions au camp par le portail. Je comprends maintenant l'inscription en fer forgé. Oui, le travail rendait libre... car il libérait du camp... il libérait l'esprit du corps, ce corps destine au crématoire. (p. 68)
Il existait encore un monde où les gens vivaient normalement. Et là-bas, à quelques kilomètres, il y avait ce camp, où régnait l'enfer. Le meurtre, l'anéantissement de toute humanité... Des hommes torturaient, assassinaient d'autres hommes. Et ce SS ? Là-bas, dans le camp, c'était un tortionnaire, un boucher ; ici, il prétendait être un homme. Dans cette maison, il faisait son nid. Sa femme allait arriver. Il pouvait avoir des sentiments.
[p41-42]
Le jeu que je jouais à Auschwitz était dangereux. En fait, j'avais largement dépassé ici ce que, sur terre, on appelle dangereux. (p. 135)
Toute la journée, nous avons roulé. Aucune nourriture, aucune boisson ne furent distribuées. Mais, après tout, personne ne voulait manger. Du pain avait été fourni le jour précédent. Nous le gardions. Nous n'avions pas conscience alors de la valeur d'un morceau de pain (p. 5-7)