Je me suis perdue dans cette rêverie secrète, à imaginer le fromage glissant sous la pâte qui s’affermissait, comme si tous les nuages du ciel descendaient pensivement embrasser la terre. Les arômes sucrés se combinaient à l’étrange métamorphose en train de s’accomplir, dans cette union d’une telle puissance qu’elle me faisait penser à l’amour. Je n’en savais pourtant rien.
Mes émotions étaient comme des œufs dans une boîte cabossée – brisées et inutiles. Il est vrai que j’avais Ruth, avec son éternel esprit pratique, mais je ne pouvais pas lui confier mon désir pour un homme. Cette pulsation sourde et brûlante entre mes jambes était au-delà de toute description. Tout ce que je savais, c’est que je ne voulais pas d’un mariage comme Maman et ses amies en avaient vécu. Leurs époux grincheux les avaient épuisées, diminuées, avaient écrasé leur beauté et leur vitalité sous une cascade infinie d’exigences.
Ma mère tenait souvent des propos qui n’avaient aucun sens. Elle était d’une autre génération, et bien que n’en étant pas très fière, pour ma part je rejetais toutes ces superstitions. Maman avait insisté pour appeler la déesse de l’agriculture, des moissons et de la fertilité par son nom latin, Cérès, et non par son nom grec qu’on nous avait enseigné en classe, Déméter.
Changer la disposition du peu de produits que nous possédions donnait un air de nouveauté et encourageait les ventes. J’ai replié des torchons et déplacé près des articles ménagers un présentoir de lunettes de soleil que Feldman m’avait vendu. Si les clients devaient partir à la chasse au trésor pour dégotter ce qu’ils cherchaient, ils passaient du temps à déambuler entre les étals et il y avait plus de chances qu’ils achètent quelque chose. Depuis que Woolworth à Atlantic City avait lancé sa gamme appelée Foster Grant, tout le monde voulait des lunettes de soleil, une bonne astuce pour rafraîchir une ancienne tenue quand on n’avait pas les moyens de s’en offrir une neuve. Feldman m’avait fait un bon prix.
Je n’arrivais pas à croire qu’il existait encore des gens qui avaient de l’argent. Si je pouvais m’en faire repérer, ce serait une bonne chose – qu’ils voient la nouvelle Marie capable de gagner deux dollars pour une heure et demie de travail.
Comme il faisait trop chaud pour dormir, je passais en revue tous mes sujets d’inquiétude : l’argent, le magasin, la solitude, les relations tendues avec mes frères, Kenny et monsieur E. Et je venais d’en ajouter un à la liste : la peur d’être enceinte. J’avais déjà une semaine de retard. Pourtant, je n’avais aucun désir de revoir cet homme. Je n’avais rien éprouvé de plus que la pulsion puissante d’accueillir un homme en moi et, à présent que c’était chose faite, je pressentais qu’il faudrait la prochaine fois ajouter un ingrédient non négligeable, un sentiment dont je savais qu’il existait, bien que ne l’ayant jamais éprouvé moi-même : l’amour.
J'étais déterminée à emporter la coupe dans notre appartement clandestin, en remplacement de celle que j'avais cassée. Dans cette vie, il y avait des hauts et des bas, et c'étaient les femmes qui étaient chargées de tout régler. Nous faisions de notre mieux pour résoudre des monceaux de problèmes. Si s'offrir exceptionnellement un petit luxe pouvait nous rendre heureuses, pourquoi nous en priver? Je voulais croire que, par la simple vision de cette coupe bleue, j'avais le pouvoir de déjouer la destinée que m'avait transmise une lignée ininterrompue de femmes, cette existence remplie de vaisselle ébréchée, de frugalité et de corvées.
Elle préférait glorifier ce qu’elle avait, ses compétences et ses talents, et cette belle silhouette qu’elle aimait à magnifier. C’est pourquoi, sans me soucier de la tâche salissante qui m’attendait – à savoir l’application du glaçage –, j’ai enfilé ma nouvelle robe bain de soleil, que j’avais précieusement mise de côté, avec ses tournesols d’un jaune éclatant sur un fond caramel, ses pinces élégantes au corsage et ses larges bretelles qui mettaient en valeur mes bras. J’ai même glissé à mes pieds mes plus belles sandales et remonté mes cheveux en un chignon flou afin d’avoir moins chaud.
Je me demandais ce qu’il voyait, en me regardant. Je n’étais plus vierge. Je me sentais échevelée, ragaillardie, comme un oiseau qui aurait ébouriffé ses plumes après s’être trempé dans l’eau fraîche d’une fontaine.
La perte de sa fille avait rendu Cérès folle et c’est alors qu’elle avait maudit la terre, la rendant stérile pendant les mois d’hiver. Ce n’est qu’après avoir menacé de ruiner les récoltes qu’elle avait obtenu de son frère Jupiter, roi des dieux, qu’il autorise Proserpine à échapper à son ravisseur et époux afin de passer la moitié de l’année auprès de sa mère. C’est ainsi qu’était née la saison de la croissance, celle où le blé germait et où le monde verdissait et florissait. J’aimais l’idée que Cérès se soit servie de son pouvoir pour conclure un marché avec les dieux.