Il n’y a pas de petite victoire quand on se bat contre tout.
Époustouflée du nouveau monde qui s’ouvrait, elle eut l’envie enragée d’en faire partie. Un monde plus durable où tout se transformait, un monde de rafistolage, d’animaux respectés, de fringues de seconde main où les vêtement rapiécés ne se cachaient plus. Une humanité à raccommoder. Ainsi donc elle portait ses convictions en bandoulière, tel un élu en écharpe tricolore, en pleine manifestation.
Les jeunes bouleversaient plus Leticia que les personnes âgées. Elle se sentait faire partie d’une génération qui, n’ayant pas connu de guerre, encore moins la Grande dont les honneurs se poursuivaient à quelques mètres, substituait les névroses du passé par une appréhension du futur, quand ce n’était pas du présent.
La vie est un puzzle à reconstituer.
Chacun occupait un rôle théâtral dans une mise en scène parfaite, et chacun savait que les autres jouaient aussi, ça arrangeait tout le monde, ça évitait d’entrer pleinement dans le sujet, de faire pénétrer le couteau dans la plaie.
L’inachèvement pour abri des déceptions. Et un sentiment de toute puissance, de pouvoir faire et défaire à sa guise, de ne pas admettre qu’il y a des fins à tout, même aux livres, et qu’il faudrait passer ensuite à un autre.
De quoi culpabilisait-elle suffisamment pour consacrer dorénavant sa vie à essayer de réparer celle des autres ? De sa bonne situation ? Interroger les autres bénévoles fut aussi une manière de devancer les questions qu’on aurait pu lui poser à elle, une sorte de bouclier pour éviter de répondre, de paraître hautaine, de parler de son école de commerce à seize-mille euros l’année. De son abandon d’un haut salaire pour se recentrer sur sa vie et distribuer des steacks hachés surgelés à des miséreux, alors même qu’une partie des bénévoles du jeudi étaient au chômage sans l’avoir décidé, et qu’à quelques centaines d’euros près certains pouvaient être bénéficiaires.
Depuis l’enfance, elle pouvait être sensible aux petites blessures humaines, mais généralement elle gardait pour elle ce genre de constatations.
On traîne partout avec soi ses qualités et ses défauts, malheureusement le lot est non sécable.
Le ciel bleu indigo tombe dans le lointain visible de la Méditerranée. Devant, les pins transpirants d’une journée caniculaire plongent dans la mer comme les cous des girafes Masaï dans une flaque d’eau tanzanienne.