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Citation de enzo92320


[ L’amitié comme lieu d’une avant-garde : l’exemple de Manet ]

Notre culture n’a-t‑elle pas tort d’associer la figure du créateur à la solitude ? Et s’il fallait au contraire la lier à l’amitié ? L’amitié pourrait apparaître comme un dispositif de subjectivation qui donne une possibilité concrète de maintenir une certaine extériorité par rapport aux champs culturels institués, de conquérir une relative autonomie par rapport aux injonctions qui s’adressent à tout producteur de biens symboliques, en termes de thématiques, de modes d’écriture, de formes.

Entre 1998 et 2000, Pierre Bourdieu a consacré deux années de cours au Collège de France à Édouard Manet et à la révolution symbolique qu’il a opérée. […]

Bourdieu soulève le problème de ce qu’il appelle la « solitude de l’hérésiarque ». Lorsque quelqu’un décide de rompre ou est de fait conduit à rompre avec les attentes du champ dans lequel il est inscrit, il doit a priori accepter, pour un temps du moins, de se retrouver seul et isolé. Il défie les lois de la reconnaissance et de la sociabilité telles qu’elles fonctionnent dans son champ, il promeut une nouvelle norme de production qui n’est pas encore acceptée comme telle, et il se retrouve donc, mécaniquement, mis à l’écart de tout. Bourdieu dit de Manet qu’il a dû « sauter dans le vide ». Et que, sociologiquement, le problème qui se pose est de savoir comment il est parvenu à « ne pas devenir fou », à tenir « sous une avalanche de violences, d’insultes de mises en questions ».

Prendre de la distance avec les formes instituées de la production et de la circulation des œuvres suppose nécessairement une forme de confiance en soi. Même s’il est insulté, ignoré, rejeté, l’hérétique doit se persuader qu’il n’est pas un artiste raté, mais un artiste maudit. Il doit se donner le droit de dire à l’institution, tout en étant isolé et attaqué : c’est moi qui ai raison, c’est moi qui vous le dit. Un acte hérétique suppose une capacité à défier les lois de la reconnaissance sociale, à se défaire au moins provisoirement de la force de leurs verdicts pour persévérer dans son être malgré l’absence de signe mondain d’élection.

C’est la raison pour laquelle une avant-garde est toujours collective. Celui qui veut rompre avec le nomos du champ auquel il appartient (la définition académique de la peinture dans le cas de Manet) va nécessairement, au moins dans un premier temps, se couper de l’institution et de ses espaces de sociabilité. Il doit donc trouver du soutien ailleurs, à travers son inscription dans d’autres cercles. Il doit non seulement créer son œuvre, mais créer aussi son propre espace de soutien. Et Bourdieu insiste sur le rôle fondamental qu’ont joué pour Manet les quelques amis fidèles autour de lui qui l’assuraient de sa valeur et l’encourageaient (Zola ou Mallarmé par exemple) et des lieux alternatifs de sociabilité, d’exposition et de vente à l’Académie, comme les salons.

[…] Plutôt qu’être appréhendés comme des contre-espaces de la reconnaissance, les cercles amicaux ne devraient-ils donc pas être vus comme des espaces qui font exister une autre éthique de la création, fondée sur les notions d’affirmation et d’autonomie, et qui tentent de donner la possibilité de vivre au-delà de la reconnaissance ?
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