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EAN : 9782080420015
204 pages
Flammarion (08/03/2023)
3.7/5   42 notes
Résumé :
"Avec Édouard Louis et Didier Eribon, nous vivons une relation qui dure depuis plus de dix ans maintenant. Dès les premiers mois de cette amitié, quelque chose a basculé dans nos vies, une rupture profonde s'est dessinée dans nos existences : nous nous sommes mis à voyager ensemble, à dîner à 3 presque systématiquement, à créer, à réfléchir et à intervenir conjointement dans l'espace public, à fêter ensemble nos anniversaires et les moments traditionnellement associ... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (6) Voir plus Ajouter une critique
Opération mass critique non-fiction,

Je me souviens avoir entendu, dans une matinale à la radio, l'incrédulité de l'intervieweuse face aux propos “chocs” de Geoffroy de Lagasnerie sur les rythmes de vie très matinaux imposés à tous, y compris aux personnes sans enfants pour le confort des parents, ou encore sur l'impossibilité de voir ses amis pendant un confinement. La façon d'interviewer l'auteur semblait tout faire pour exagérer la radicalité et l'incongruité de son propos parfois jusqu'au folklore… face au sérieux et au premier degré du jeune écrivain.

Pourtant, force est de constater que la famille est promue et encouragée juridiquement, et d'autres choix ou modes de vie sont sévèrement taxés par l'Etat, non subventionnés par les comité d'entreprises, ignorés par les lois et parfois même, comme lors des confinements, empêchés, réprimés et mis à l'amende.

Le sociologue et écrivain français Geoffroy de Lagasnerie décide d'analyser dans cet ouvrage la puissance politique de l'amitié, le renouveau du lien social qu'elle peut induire par l'émancipation individuelle et créatrice qu'elle permet, à travers son expérience de d'amitié avec l'écrivain Edouard Louis et le sociologue Didier Eribon, par ailleurs son compagnon.

Convoquant Spinoza, Aristote, Durkheim, Roland Barthes, Simone de Beauvoir, Andy Warhol ou encore Edouard Manet, mais aussi bien sûr sa propre expérience l'auteur livre un essai a priori iconoclaste mais qui en réalité s'inscrit dans une tradition assez discrète de réflexion sur l'amitié à la fois comme lien intrinsèque mais également comme contre-pouvoir.

“la socialisation familiale favorise le développement de dispositions mentales autoritaires (voire fascistes)”. La famille forme l'enfant dans “l'idéologie réactionnaire” écrit Reich dans La Révolution Sexuelle, cité par GdL. Elle inculque un rapport et une structure de domination, avec obéissance, rapport à la force, la servilité, qui rend inapte à “la vie démocratique”.

C'est vrai, le “bon citoyen”, celui qui veut participer au processus de décision et d'action public, si vanté par les manuels d'Education civique, est souvent vu en pratique comme l'ennemi du pouvoir en place (il pose des questions, il refuse qu'on lui impose certains textes, il dénonce certains intérêts, il prend part à des mouvements sociaux, il exerce sa liberté d'expression… bref on culpabilise les gens de ne pas s'intéresser à la politique mais dès qu'ils le font, pour de vrai, ils sont Fichés S pour anarcho-éco-terrorismo-khmers verts…).

“l'amitié fonctionne comme une puissance de décalage par rapport à l'univers domestique”. Convoquant l'analyse de l'achat d'une maison par Pierre Bourdieu pour se replier sur la domesticité, GdL y voit les prémices d'une société repliée sur elle-même, quand l'amitié exige de sortir de soi mais aussi de l'institution familiale qui “enferme” et conduit les personnes, et pendant des décennies notamment les femmes à être, comme l'écrivait Annie Ernaux, “gelées”. A l'inverse, “l'ami est, presque par définition, celui avec qui on sort” écrit GdL.

Pour Georg Simmel, sociologue notamment de l'argent, il existe deux formes d'interactivité entre les hommes : les relations fondées sur l'intérêt (commerce, l'échange) et puis la sociabilité, pour GdL cette seconde relation est importante, car l'amitié participe d'un projet politique, ainsi sociabiliser c'est échapper “aux intérêts pratiques”. D'ailleurs, les intérêts pratiques (argent, retour d'ascenseur patrimoniaux ou professionnels) menacent cette interactivité voulue sans but, comme une fin en soi, et souvent les amis les tiennent à l'écart (ce qui ne veut pas dire que l'enchevêtrement des deux est forcément incompatible, on peut être ami avec sa boulangère).

“Le projet d'élaborer une civilisation libertaire ne doit donc pas seulement cibler l'organisation capitaliste de l'économie.” L'amitié est, pour l'auteur, un projet politique anarchiste, l'avènement d'une société “des égaux” pour reprendre le mot du politologue Pierre Rosanvallon. En tout cas c'est ainsi que GdL veut participer à la réflexion politique et libérer les individus d'institutions de reproduction des liens de domination, notamment celles qu'il connait bien les institutions universitaires qui, selon lui, freinent l'ambition créatrice derrière une modestie de cour. Et de fait, en dehors des liens d'amitié, la domination de l'homme par l'homme est partout, ainsi l'amitié pourrait être définie par l'absence de hiérarchie, comme le soulignait la philosophe Simone Weil “quand quelqu'un désire se subordonner un être humain ou accepte de se subordonner à lui, il n'y a pas trace d'amitié.”

Je ne nierai pas qu'une photo des trois amis militants universitaires parisiens d'extrême-gauche en polos Nike et Lacoste à la fin du livre est un peu maladroit, mais passons là-dessus, il ne faut pas de toute façon tomber dans l'hagiographie de figures toujours plus complexes et contradictoires que leurs engagements de plume.

Cet ouvrage est décidément stimulant intellectuellement, court et écrit avec des mots simples, accessibles mais peut être sa brièveté peut contribuer à l'impression d'un propos un peu péremptoire et des affirmations pas forcément toujours très démontrées ou alors par une anecdote de la vie personnelle difficilement généralisable à première vue.

"La relation amicale n'existe réellement qu'à condition que l'ami se pense comme être disponible à l'autre. C'est une relation structurée par la possibilité permanente de l'interruption si l'autre en a besoin."

Ces observations, très souvent justes appellent néanmoins résolument à poursuivre une réflexion primordiale, à partir du réel mais aussi à entretenir ses amitiés qui n'ont rien de secondaire notamment par rapport à la famille, à la citoyenneté ou au travail, c'est une question, et l'auteur le dit opportunément, d'épanouissement et de santé mentale aussi.

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Un jour, on m'a demandé pourquoi je lisais, à quoi cela me servait. Je n'ai pas répondu à la question car je ne savais comment y répondre, par quel bout commencer. Que dire, en effet. Je lis, moi pour me confronter au monde, pour entendre les mots, pour comprendre les regards, pour écouter les conversations. Je lis pour réfléchir, en retour, à ma trajectoire dans ce monde. 

Et en lisant Geoffrey de Lagasnerie, compagnon de route de Didier Eribon et d'Édouard Louis, je me suis rappelée ma condition de femme, d'épouse et de mère et la vie étriquée que j'ai fini par épouser, bien malgré moi. Malgré moi? Pas certain. J'ai toujours voulu, par rationalité, échapper à la vie de couple, mariée avec enfant car je savais le piège que cela pouvait constituer pour un être qui, comme moi, aspire à une certaine liberté et pourtant je l'ai désiré, pire j'ai dit oui quand le jour s'est présenté. Pire encore, j'ai décidé d'être mère au foyer. Résultat, c'est une vie réduite, restreinte que j'ai épousé. La parentalité oblige, en effet. Elle oblige à une vie "en dedans" rythmée par les besoins de l'enfant. Elle oblige, du fait de la société, à une vie sociale de plus en plus restreinte, limitée voire quasi inexistante. 

Or, l'enrichissement se trouve, je suis d'accord avec l'auteur, dans une aspiration au dehors; un dehors que l'on atteint plus facilement avec l'amitié, en ce qu'il est le seul espace libre à ne pas être codifié, réglementé et d'où on peut s'inventer, se réinventer, vivre loins des codes figés de la société. L'amitié n'est ni amour, ni famille, ni sociabilité codifiée. L'ami est celui ou celle avec qui l'on tisse un lien parce que l'on finit par se sentir bien. Il est celui ou celle avec qui l'on sort pour aller vers l'extérieur, vers les lieux de rencontres, des autres et du monde. L'amitié est une aspiration au dehors oui car il n'est pas un lieu figé, réglementé par la société.


En lisant l'essai qui fait une éloge bien particulière de l'amitié, je me suis demandée. Est-ce donc foutu pour moi? Comment rejoindre ce "dehors" quand on est parent? Comment parvenir à vivre une vie "riche" quand la parentalité l'appauvrie grandement? 


Comment faire sauter les règles que l'on finit par intégrer quand on est un couple avec enfants? Et jusqu'où peut-on aller sans finir par briser le couple que l'on chérit pourtant ? Et l'amour peut-il s'amicaliser sans devenir amitié lui-même? Si l'amour n'est pas amitié, comment lui demander de s'amicaliser sans lui demander de ne plus être ce qu'il est, c'est à dire amour? Enfin, dernière question, peut-on faire l'éloge de l'amitié et la théoriser à partir de sa propre expérience sans inviter et obliger, même  involontairement, les autres à suivre le même chemin? Car enfin, me suis-je dit ici, la relation amicale est particulière aux trios et je ne vois pas comment on pourrait vivre aussi richement qu'eux sans finir par devenir eux? 

Alors voilà lire sert à cela. À se confronter aux questionnements de l'autre pour finir par se questionner soi. Ici, l'analyse est si fine, si riche, si intéressante, bien que compliquée parfois, que l'on finit forcément par s'interroger et se positionner. 
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Sociologue et philosophe connu pour ses livres et certaines interventions médiatiques sur le devoir de se révolter, Geoffroy de Lagasnerie revient en 2023 avec un essai sur l'amitié : 3 - Une aspiration au dehors, chez les éditions Flammarion.

Chronique d'une triple amitié
Geoffroy de Lagasnerie a ressenti le besoin de raconter ce qui fait son quotidien depuis une dizaine d'années : l'amitié qui le lie avec Édouard Louis qu'il a rencontré il y a quelques années et avec Didier Eribon, également son compagnon. Pour cela, il fait le constat que son quotidien est carrément portée par cette amitié au long terme, dans ses aspects les plus communs (échanger sur une sortie culturelle, boire un café, partir en vacances, etc.).

Analyse familiale
Geoffroy de Lagasnerie en profite pour faire l'analyse de cette composante qu'est l'amitié. C'est pour lui, et c'est bien normal, bien plus qu'une simple entente temporaire qui contenterait chacun : c'est l'entité nécessaire à la construction de sa personne afin de la rendre meilleure. Il se sent clairement augmenté à bénéficier d'une telle amitié. Il va plus loin quand il essaie de construire une dialectique de l'amitié afin de démontrer qu'il s'agit du meilleur processus pour faire progresser les gens, contrairement à la famille classique notamment.

Avec 3, Geoffroy de Lagasnerie rédige un bel essai sur l'amitié, en contrepoint de la famille normée (ce qui gênera le plus dans cette lecture, c'est évident), en convoquant pour cela les aspects les plus concrets de sa vie (ce qui n'est pas forcément le plus passionnant, il faut le reconnaître).
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Edouard Louis (auteur d'En finir avec Eddy Bellegueule notamment), Didier Eribon (philosophe et sociologue, connu pour Retour à Reims) et Geoffroy de Lagasnerie, sociologue, philosophe et professeur à l'Ecole nationale supérieure d'arts de Paris-Cergy, sont amis depuis plus de dix ans. Cette relation si particulière entre les trois compères sert de réflexion à de Lagasnerie : comment remettre l'amitié au centre de nos vies ? Raconter cette amitié servirait à « produire une analytique des modes d'existence, des cadres qui prédéterminent nos vies et qui souvent les limitent sans que nous nous en rendions compte ».


Geoffroy de Lagasnerie prend plusieurs exemples concrets pour montrer que l'Etat privilégie les liens familiaux aux liens amicaux (souvenez-vous du couvre-feu imposé le 31 décembre 2020 mais pas pour le 25 décembre 2020). Ces derniers sont toujours relégués au second plan : la sacro-sainte famille est favorisée, et la coexistence d'une sphère familiale et d'une sphère amicale se révèle compliquée, parfois impossible. Bien souvent, l'entrée dans la vie familiale, qui rime avec mariage et enfants, signe la fin des amis. Selon de Lagasnerie, si la perte d'amis intervient lors de l'entrée dans la vie familiale, c'est avant tout pour des raisons psychologiques, et non forcément pour des raisons matérielles (adoption d'horaires particuliers, fatigue, déménagement dans une maison plus grande et loin de l'appartement étudiant où l'on recevait ses amis…).


Ce que cherche à montrer de Lagasnerie, c'est que la famille, institution où on inculque les traditions et le respect de l'autorité, appauvrit, alors que l'amitié accroît. « Il y a dans l'affect propre à l'amitié le désir d'augmenter, d'apprendre, d'envisager d'autres projets ». le soi se développe lorsqu'il rencontre l'Autre, lorsqu'il est en contact de groupes divers. Or, l'entrée dans la vie familiale rompt cette dynamique. Lors de son passage sur France Inter début mars, une phrase de de Lagasnerie était ressortie : “J'associe beaucoup la famille à la déperdition, à la tristesse, l'ennui”. Et l'auteur de donner de multiples exemples sur cette amitié qu'il noue avec Edouard Louis et Didier Eribon, amitié qui tourne autour de l'écriture, et qui se présente donc comme un mode de vie antagoniste, « notamment dans son opposition au familialisme, et ce que l'on pourrait appeler la politique de l'existence ».


Mais l'essai, s'il ne révolutionne pas la sociologie et la philosophie de l'amitié (de Lagasnerie cite Bourdieu, Spinoza, Foucault mais absolument aucune étude sociologique quantitative sur l'amitié, comme si la sociologie se résumait au discours verbeux qu'il adore utiliser), se révèle risible par de nombreux moments. Il y notamment cette charge contre le « familialo-matinalisme » (sic) qui nous oblige à commencer les journées de travail tôt parce que vos collègues de travail ont des enfants, ces derniers osant même vous réveiller aux aurores le jour de Noël (« l'angoisse […] d'être réveillé à 7 heures du matin par les enfants un lendemain de fête »). On rigole aussi lorsqu'on apprend que le trio de compères, en voyage, préfère passer ses journées à l'hôtel ou au café plutôt que de visiter : « le lieu qui, dans chaque ville, marque le plus notre mémoire est le café où nous passons nos journées » (on espère au moins qu'ils prennent le train).


Le livre se délite complètement à sa moitié, lorsque de Lagasnerie se réjouit de voir leur relation « former un lieu où se fabriquent des proximités entre des personnes ou entre des mondes qui seraient autrement restés éloignés et séparés les uns des autres ». Une photo accompagne cette réflexion, photo qui « rassemble tant de gens de mondes si différents et dont la rencontre est socialement hautement improbable ». Y voit-on un agriculteur, un plombier, un conseiller clientèle bancaire ? Non, mais Emmanuelle Béart (actrice), Stanislas Nordey (metteur en scène de théâtre), Woodkid (musicien), Sophie Calle (plasticienne)… Certes, il y a des personnes racisées sur cette photo (Assa Traoré et Danièle Obono) mais un mélange de “mondes si différents” ne passe pas seulement par un mélange de couleur de peaux (Danièle Obono est issue de la bourgeoisie gabonaise, Assa Traoré ne se serait jamais retrouvée là si elle n'avait pas connu le drame que l'on sait). Si on demande à Emmanuel Macron d'être plus proche du peuple, on est en droit d'exiger de même pour de Lagasnerie, qui se présente comme un penseur de gauche.
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Qu'est ce que l'amitié ? le concept n'a pas de statut juridique. Dans les relations humaines, il est considéré comme accessoire car notre société est construite sur des valeurs familiales, nucléaires, procréatrices. On peut, comme l'auteur l'explique dans son livre, être prioritaire pour une mutation sous couvert de mariage mais pas par affinité amicale.
Pourtant, à travers la relation que Geoffroy de Lagasnerie entretient avec Didier Eribon et Edouard Louis, il démontre que l'amitié peut être davantage source d'enrichissement personnel, et donc d'épanouissement, que les relations familiales.
Cette amitié à 3 est devenue leur mode de vie avec ses rituels, son organisation, ce besoin constant d'échanger avec les deux autres, de les voir, de passer du temps avec eux... Et cela va jusqu'à refuser un poste dans une université éloignée pour ne pas être séparé des deux autres.
Ce livre donne à réfléchir sur les traditions séculaires de notre société dans lesquelles on s'embourbe par convention. A travers cinq parties (philosophie, société, création, affectivité, quotidien), il démontre tout l'intérêt de ce type de relation. Les rencontres, les expériences culturelles, que chacun vit de son côté, enrichissent le trio lors de leurs nombreux échanges.
Alors bien sûr, ce livre n'est pas un appel à briser radicalement tous les codes de la société. Lagasnerie le précise d'ailleurs à un moment de son récit. Ce n'est pas donné à tout le monde. Pour vivre comme eux, il faut une grande indépendance financière. C'est un luxe que tout le monde ne peut pas s'offrir et qui ne conviendrait pas à la plupart d'entre nous. (D'ailleurs, au passage, 21€ pour un livre de 200 pages, j'ai trouvé cela un peu cher.)
C'est surtout une source intéressante pour repenser nos modes de vie. Ne serait-il pas temps, à une époque où bons nombres de carcans se brisent, sans forcément briser la sacro sainte famille, d'oser vivre un peu comme on pourrait en avoir envie ? C'est en tout cas comme cela que j'ai perçu cet essai.
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critiques presse (2)
NonFiction
02 février 2024
Loin d’être une simple défense et illustration de son propre mode de vie alternatif, l’auteur interroge la prééminence du couple et de la famille au cœur de nos sociétés.
Lire la critique sur le site : NonFiction
LesInrocks
07 mars 2023
Partageant avec Didier Eribon et Édouard Louis un intense lien affectif, le philosophe salue dans “3 – Une aspiration au dehors”, une amitié créatrice où tout, ou presque, se partage. Vivre à trois, c’est vouloir vivre autrement.
Lire la critique sur le site : LesInrocks
Citations et extraits (24) Voir plus Ajouter une citation
[ Le piège familial ]

L’inscription de soi dans la parentalité traditionnelle produit presque systématiquement une orientation de l’investissement psychique vers le foyer et le privé, que l’on ne saurait nommer autrement que comme un repli et une restriction. La sociologie a largement mis en évidence l’existence d’une modification brutale des liens que les individus entretiennent au cours de leur vie à la suite du mariage et de la naissance du premier enfant. « Un homme âgé de 18 à 35 ans sort en compagnie d’un tiers en moyenne 212 fois par an. S’il se marie, il ne sort plus que 58 fois par an avant 35 ans, 36 fois entre 36 et 60 ans. » C’est tout l’univers mental qui bascule avec le basculement de soi dans la vie familiale – une sorte de grand renfermement, d’appauvrissement du tissu relationnel dont on peut se demander s’il n’est pas également nécessairement lié à une modification profonde du rapport à la vie et au dehors et donc aussi à la politique.

On peut étendre l’analyse que Bourdieu consacre à la maison individuelle dans Les Structures sociales de l’économie à la structure familiale et au mode de vie qu’elle emporte. Cet ouvrage est consacré à la question du marché de la maison individuelle, mais Bourdieu le conclut d’une manière quasi prophétique – en prophète de malheur – en soulevant la question des fantasmes sociaux qui se trouvent au principe de l’attachement d’une grande quantité de ménages à posséder voire à faire construire leur propre maison et sur les conséquences psycho-politiques de telles aspirations. Tout ce qu’écrit Bourdieu de l’achat de la maison vaut ici strictement pour l’entrée dans la vie parentale.

L’achat d’une maison est un acte dans lequel se trouve engagé « tout le plan d’une vie et d’un style de vie ». Bourdieu écrit ainsi que la maison individuelle fonctionne en fait comme un « piège » :

Elle tend peu à peu à devenir le lieu d’une fixation de tous les investissements : ceux qui sont impliqués dans le travail – matériel et psychologique – qui est nécessaire pour l’assumer dans sa réalité si souvent éloignée des anticipations ; ceux qu’elle suscite à travers le sentiment de la possession, qui détermine une domestication des aspirations et des projets, désormais bornés à la frontière du seuil, et enfermés dans l’ordre du privé – par opposition aux projets collectifs de la lutte politique par exemple, qui devaient toujours être conquis contre la tentation du repli sur l’univers domestique.

La cellule familiale doit être perçue pour ce qu’elle est : une entité solidaire d’une définition de soi qui s’articule à une idéologie politique : elle engendre une existence centrée sur « l’éducation des enfants » et le « culte de la vie domestique » et incarne le lieu d’une sorte « d’égoïsme collectif ».
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[ utopie et idiorythmie ]

On ne peut comprendre la signification sociologique, et surtout l’importance existentielle de l’invention de nouveaux modes relationnels qu’à condition de l’intégrer à une problématisation renouvelée de la question de l’utopie et de l’aspiration à devenir autre. Lorsque nous venons au monde, des cadres sociaux nous précèdent. Nous sommes produits comme sujets vivants et aimants à l’intérieur de formes instituées : la société est là, elle nous entoure et détermine nos manières d’être, de penser et de sentir – et le sentiment que nos vies vécues sont des vies volées, pré-délimitées, soumises au pouvoir de l’autre, que nous avons finalement très peu de prise sur elles hante la théorie politique, l’éthique et peut-être au fond chacun d’entre nous, intimement. Et si l’amitié comme culture formait l’une des réponses pratiques à la question de la possibilité d’expérimenter d’autres modes de vie ? Si elle fournissait un point d’appui à l’invention de soi, à la possibilité de vivre autrement et donc, en un sens, à sortir de la société ?

Dans Comment vivre ensemble, Barthes s’intéresse à cette question obsédante qui définit le champ d’investigation de l’utopie : celle de la possibilité d’élaborer son existence en dehors des logiques ordinaires de la domination et de la soumission aux autres. Mais plus on lit son séminaire, plus on comprend que les formes de vie utopiques potentielles qu’il évoque sont condamnées à l’aporie et à l’impossibilité.

Barthes aborde la question de l’élaboration de modes de vie différents de ceux qui nous sont imposés à travers la question du temps et du rythme. Il s’interroge sur ce que voudrait dire penser des cadres de vie où l’existence à plusieurs ne s’opère pas au détriment du respect des rythmes individuels. Chacun a ses temporalités, ses désirs, ses territoires, ses moments d’aspiration à la solitude et ses moments d’aspiration à la rencontre, sa manière de vouloir gérer la proximité ou la distance avec les autres. La société lui apparaît dans son ensemble comme une immense machine à uniformiser les rapports au temps, à créer des rythmes de vie dominants et d’autres dominés, dégradés, illégitimes – à soumettre chacun à une organisation de la vie qui ne respecte pas la pluralité des rythmes individuels.

Barthes définit le « fantasme » de l’existence à laquelle il aspire en utilisant le concept d’« idiorythmie ». Sortir de la société, réinventer son existence voudrait dire ceci : inventer un arrangement collectif au sein duquel chacun pourrait vivre avec les autres à son propre rythme et au sein duquel il y aurait une sorte d’harmonie entre les moments de solitude et les moments choisis d’apparition aux autres. Le fantasme de la vie idiorythmique est décrit par Barthes comme l’exact opposé du système-famille :

De ma fenêtre, je vois une mère tenant son gosse par la main et poussant la poussette vide devant elle. Elle allait imperturbablement à son pas, le gosse était tiré, cahoté, contraint à courir tout le temps, comme un animal ou une victime sadienne qu’on fouette. Elle va à son rythme, sans savoir que son rythme est autre. Et pourtant, c’est sa mère ! Le pouvoir – la subtilité du pouvoir – passe par la dysrythmie, l’hétérorythmie1.

Le « Système Famille » apparaît comme l’exact opposé de l’utopie à laquelle Barthes aspire : l’hétérorythmie contre l’idiorythmie. Cette forme de vie est marquée par une logique structurellement mutilante parce qu’elle impose à différents individus de déployer leur existence à l’intérieur d’un lieu partagé de cohabitation, ce qui détermine nécessairement des contraintes collectives puissantes. La famille « bloque toute expérience d’anachorèse, d’idiorythmie », dit Barthes.
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[ La Femme gelée ]

Dans L’Éducation morale, Durkheim nous incite même à aller jusqu’à sociologiser la capacité d’accès à la notion de personne : « Une personne, ce n’est pas seulement un être qui se contient, c’est aussi un système d’idées, de sentiments, d’habitudes, de tendances, c’est une conscience qui a un contenu ; et l’on est d’autant plus une personne que ce contenu est plus riche en éléments. » Une politique de l’existence doit donc nous amener à réfléchir sur ce qui nous augmente ou nous mutile, nous complexifie ou nous simplifie, nous aide à vivre ou nous empoisonne (l’empoisonnement pouvant aussi bien déboucher sur la paralysie que sur la mort). Dans quelle mesure l’entrée dans la vie familiale ne pourrait-elle être mise en question comme un processus qui engage sociologiquement une diminution et une stéréotypisation de la personnalité et du soi ? Cette forme de vie ne contribue-t‑elle pas à « geler » (Annie Ernaux parle de la femme mariée et vouée aux tâches domestiques comme La Femme gelée) ce que l’on est, à figer les identités adoptées et même les émotions vécues ?
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[ L’amitié comme lieu d’une avant-garde : l’exemple de Manet ]

Notre culture n’a-t‑elle pas tort d’associer la figure du créateur à la solitude ? Et s’il fallait au contraire la lier à l’amitié ? L’amitié pourrait apparaître comme un dispositif de subjectivation qui donne une possibilité concrète de maintenir une certaine extériorité par rapport aux champs culturels institués, de conquérir une relative autonomie par rapport aux injonctions qui s’adressent à tout producteur de biens symboliques, en termes de thématiques, de modes d’écriture, de formes.

Entre 1998 et 2000, Pierre Bourdieu a consacré deux années de cours au Collège de France à Édouard Manet et à la révolution symbolique qu’il a opérée. […]

Bourdieu soulève le problème de ce qu’il appelle la « solitude de l’hérésiarque ». Lorsque quelqu’un décide de rompre ou est de fait conduit à rompre avec les attentes du champ dans lequel il est inscrit, il doit a priori accepter, pour un temps du moins, de se retrouver seul et isolé. Il défie les lois de la reconnaissance et de la sociabilité telles qu’elles fonctionnent dans son champ, il promeut une nouvelle norme de production qui n’est pas encore acceptée comme telle, et il se retrouve donc, mécaniquement, mis à l’écart de tout. Bourdieu dit de Manet qu’il a dû « sauter dans le vide ». Et que, sociologiquement, le problème qui se pose est de savoir comment il est parvenu à « ne pas devenir fou », à tenir « sous une avalanche de violences, d’insultes de mises en questions ».

Prendre de la distance avec les formes instituées de la production et de la circulation des œuvres suppose nécessairement une forme de confiance en soi. Même s’il est insulté, ignoré, rejeté, l’hérétique doit se persuader qu’il n’est pas un artiste raté, mais un artiste maudit. Il doit se donner le droit de dire à l’institution, tout en étant isolé et attaqué : c’est moi qui ai raison, c’est moi qui vous le dit. Un acte hérétique suppose une capacité à défier les lois de la reconnaissance sociale, à se défaire au moins provisoirement de la force de leurs verdicts pour persévérer dans son être malgré l’absence de signe mondain d’élection.

C’est la raison pour laquelle une avant-garde est toujours collective. Celui qui veut rompre avec le nomos du champ auquel il appartient (la définition académique de la peinture dans le cas de Manet) va nécessairement, au moins dans un premier temps, se couper de l’institution et de ses espaces de sociabilité. Il doit donc trouver du soutien ailleurs, à travers son inscription dans d’autres cercles. Il doit non seulement créer son œuvre, mais créer aussi son propre espace de soutien. Et Bourdieu insiste sur le rôle fondamental qu’ont joué pour Manet les quelques amis fidèles autour de lui qui l’assuraient de sa valeur et l’encourageaient (Zola ou Mallarmé par exemple) et des lieux alternatifs de sociabilité, d’exposition et de vente à l’Académie, comme les salons.

[…] Plutôt qu’être appréhendés comme des contre-espaces de la reconnaissance, les cercles amicaux ne devraient-ils donc pas être vus comme des espaces qui font exister une autre éthique de la création, fondée sur les notions d’affirmation et d’autonomie, et qui tentent de donner la possibilité de vivre au-delà de la reconnaissance ?
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"La relation amicale n'existe réellement qu'à condition que l'ami se pense comme être disponible à l'autre. C'est une relation structurée par la possibilité permanente de l’interruption si l'autre en a besoin."
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Videos de Geoffroy de Lagasnerie (9) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Geoffroy de Lagasnerie
Rencontre animée par Antoine Idier
Le sort réservé à Joseph K dans le procès de Kafka a de quoi épouvanter : on y découvre un monde régi par un pouvoir « omniprésent et sans règle, effrayant et illogique, tout-puissant mais insaisissable ». Très loin du nôtre a priori. Et, pourtant, nous y reconnaissons quelque chose. Quel est ce « quelque chose » ? Et n'y a-t-il pas matière à nous méfier de cette identification spontanée ? Ce qui nous semble kafkaïen (injuste, arbitraire et donc opaque et imprévisible) ne retrouve-t-il pas une terrible clarté quand on s'extrait de l'appréhension subjective pour penser avec la sociologie ? Joseph K n'est personne en soi ; mais à lui donner un visage, une classe sociale et le cauchemar kafkaïen devient funestement réel, permettant à Geoffroy de Lagasnerie d'interroger la nature même du système judiciaire dans nos sociétés, y compris la notion de jugement et de culpabilité.
« Sans doute est-ce parce que chacun d'entre nous ressent au plus profond de lui-même que notre monde est opaque, que les institutions avec lesquelles nous devons composer pour vivre nos vies sont dotées de fonctions cachées et mystérieuses, (…) que nous cherchons sans cesse, dans la littérature ou la théorie, dans l'art ou la psychanalyse, des interprétations qui pourraient nous dire la vérité de ce qui est – nous révéler ce qui se joue derrière la façade trompeuse des apparences. » Geoffroy de Lagasnerie, Se méfier de Kafka
À lire – Geoffroy de Lagasnerie, Se méfier de Kafka, Flammarion, 2024.
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