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Citation de enzo92320


[ utopie et idiorythmie ]

On ne peut comprendre la signification sociologique, et surtout l’importance existentielle de l’invention de nouveaux modes relationnels qu’à condition de l’intégrer à une problématisation renouvelée de la question de l’utopie et de l’aspiration à devenir autre. Lorsque nous venons au monde, des cadres sociaux nous précèdent. Nous sommes produits comme sujets vivants et aimants à l’intérieur de formes instituées : la société est là, elle nous entoure et détermine nos manières d’être, de penser et de sentir – et le sentiment que nos vies vécues sont des vies volées, pré-délimitées, soumises au pouvoir de l’autre, que nous avons finalement très peu de prise sur elles hante la théorie politique, l’éthique et peut-être au fond chacun d’entre nous, intimement. Et si l’amitié comme culture formait l’une des réponses pratiques à la question de la possibilité d’expérimenter d’autres modes de vie ? Si elle fournissait un point d’appui à l’invention de soi, à la possibilité de vivre autrement et donc, en un sens, à sortir de la société ?

Dans Comment vivre ensemble, Barthes s’intéresse à cette question obsédante qui définit le champ d’investigation de l’utopie : celle de la possibilité d’élaborer son existence en dehors des logiques ordinaires de la domination et de la soumission aux autres. Mais plus on lit son séminaire, plus on comprend que les formes de vie utopiques potentielles qu’il évoque sont condamnées à l’aporie et à l’impossibilité.

Barthes aborde la question de l’élaboration de modes de vie différents de ceux qui nous sont imposés à travers la question du temps et du rythme. Il s’interroge sur ce que voudrait dire penser des cadres de vie où l’existence à plusieurs ne s’opère pas au détriment du respect des rythmes individuels. Chacun a ses temporalités, ses désirs, ses territoires, ses moments d’aspiration à la solitude et ses moments d’aspiration à la rencontre, sa manière de vouloir gérer la proximité ou la distance avec les autres. La société lui apparaît dans son ensemble comme une immense machine à uniformiser les rapports au temps, à créer des rythmes de vie dominants et d’autres dominés, dégradés, illégitimes – à soumettre chacun à une organisation de la vie qui ne respecte pas la pluralité des rythmes individuels.

Barthes définit le « fantasme » de l’existence à laquelle il aspire en utilisant le concept d’« idiorythmie ». Sortir de la société, réinventer son existence voudrait dire ceci : inventer un arrangement collectif au sein duquel chacun pourrait vivre avec les autres à son propre rythme et au sein duquel il y aurait une sorte d’harmonie entre les moments de solitude et les moments choisis d’apparition aux autres. Le fantasme de la vie idiorythmique est décrit par Barthes comme l’exact opposé du système-famille :

De ma fenêtre, je vois une mère tenant son gosse par la main et poussant la poussette vide devant elle. Elle allait imperturbablement à son pas, le gosse était tiré, cahoté, contraint à courir tout le temps, comme un animal ou une victime sadienne qu’on fouette. Elle va à son rythme, sans savoir que son rythme est autre. Et pourtant, c’est sa mère ! Le pouvoir – la subtilité du pouvoir – passe par la dysrythmie, l’hétérorythmie1.

Le « Système Famille » apparaît comme l’exact opposé de l’utopie à laquelle Barthes aspire : l’hétérorythmie contre l’idiorythmie. Cette forme de vie est marquée par une logique structurellement mutilante parce qu’elle impose à différents individus de déployer leur existence à l’intérieur d’un lieu partagé de cohabitation, ce qui détermine nécessairement des contraintes collectives puissantes. La famille « bloque toute expérience d’anachorèse, d’idiorythmie », dit Barthes.
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