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Citation de Dorian_Brumerive


La conversation ne se soutenait guère qu'entre nous deux et l'amiral.
Comme je prévoyais bien qu'avec son impressionnabilité excessive, il avait beaucoup aimé, je lui demandai un soir :
- Amiral, quelles sont vos opinions sur les femmes ? Y'a-t-il selon vous, moyen de classer leur beauté ?
Il parut se recueillir un moment, puis enfin, d'un ton brusque :
- Ah ! Cher ami, je n'aime pas causer de ça. J'ai l'air de plaisanter, si je dis réellement ce que je pense.
- Allez toujours! Vous savez bien que j'ai confiance en vous; vous êtes de ceux qui savent.
- Eh bien, fit-il avec une moue à lui, je n'aime que les négresses !
- Les négresses !
- Vous voyez bien ! J'étais sûr que vous vous récrieriez. Malgré vous, vous avez encore des préjugés.
Il y eut une pause.
Un de ses yeux louvoyait du côté de Rio de Janeiro; l'autre..., l'autre était fermé.
Il reprit :
- Mes enfants, du jour où j'ai aimé ma première négresse, tout le reste m'a paru de la panade !
À ce moment, M. Lou, qui commençait à se dérider, grâce au porto, s'écria tout à coup :
- C'est charmant ! C'est charmant !
L'amiral, comme surpris par une fausse note, tourna la prunelle droite sur lui, l'autre sur la rade de Brest.
- Dieu me pardonne ! murmura--il, je crois que le mandarin est en ribote !
Puis il continua pour moi :
- J'en suis sûr, ni Praxitèle, ni Titien, ni Corrège, ni Buonarotti, ni Prudhon, ne me démentiraient. Les Vénus marmoréennes que nous admirons tant ne sont que des beautés relatives, à côté des Vénus noires. Les bayadères ambrées du Gange, les Géorgiennes aux yeux infinis sont certainement des idéals inoubliables; eh bien, les Indiennes du Brésil sont l'idéal des idéals. La question de couleur est purement conventionnelle. Ton pour ton, le noir vaut le blanc; ils sont aussi expressifs l'un que l'autre; ils ont leurs reflets, leurs nuances, leurs demi-teintes, leur vie. Considérez, de plus, que nos Vénus grecques réunissent plusieurs modèles; l'un a posé pour la tête, un autre pour la nuque, un autre pour les mains, ou les seins ou les genoux. Les races caucasiennes sont tellement mêlées, d'une façon souvent maladroite, sans souci des sélections, qu'une beauté complète devient introuvable. Parmi les noires, au contraire, les lignes pures primitives persistent encore sans mélange de laideurs étrangères.
Une fois, à Rio, une esclave, que je n'avais pas encore aperçue dans ma maison, entre à l'improviste, pour un détail bien futile, - pour m'apporter des cigares. Elle m'apparut comme une déesse, littéralement, et, vous l'avouerai-je, je me jetai à genoux devant elle, involontairement fasciné; je me sentais comme une vague prière et un sentiment d'adoration me traverser l'âme.
Elle avait à peine douze ou treize ans, elle ne portait rien sur les épaules, pas même un pagne de mousseline. Eh bien, que les gens grossiers, exclusivement sensuels, en doutent tant qu'ils veulent, moi, je ne sais rien de plus pudique que la nudité inconsciente d'une enfant. La pudeur ne consiste pas dans les vêtements placés plus ou moins haut; elle est intime. Ce n'est que par dépravation que nous avons imaginé des parties décentes et des parties indécentes. La Vénus de Médicis n'a même pas une paire de guêtres; elle n'est pas impudique. C'est vous qui l'êtes, si vous rougissez devant elle, ou si vous lui mettez une feuille de vigne en zinc...
Un de mes lieutenants qui se trouvait avec moi, un garçon véhément à l'excès, la considérait aussi comme pétrifié. La pauvre fille ne savait quelle contenance tenir devant nos yeux braqués sur elle. Figurez-vous une gazelle effarée, prise au piège. Ah ! Comme sa pudeur la défendait en la rêvétant d'une cuirasse magique, plus inviolable que celle d'Armide.
Enfin, je la renvoyai brutalement, après une demi-minute peut-être, qui me parut un siècle. J'avais peur de devenir fou. Au moment où elle disparaissait sous la tenture, mon lieutenant prit un révolver sur la table en bégayant d'une voix altérée que j'ai encore présente :
"Amiral ! C'est fini; je ne veux plus rien voir. Vous direz adieu à ma mère..."
Et il se fit sauter la cervelle devant moi.
- Hi, hi, hi, fit bêtement le mandarin, car son sourire s'allongeait de plus en plus.
- C'est une des plus poignantes émotions de ma vie, continua gravement l'amiral. J'en ai eu pourtant de rudes...
Il se promena quelques instants plongé dans ses réflexions, puis, comme pour les secouer, il s'écria tout à coup :
- Ah ! Que c'est embêtant d'être si impressionnable !
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