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334 pages
Georges Decaux (12/06/1877)
4.5/5   1 notes
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Critiques, Analyses et Avis (1) Ajouter une critique
Bien que le XIXème siècle ne sous semble pas si loin, il est néanmoins facile de se perdre désespérément dans des labyrinthes sans issue quand on veut savoir deux ou trois choses sur un auteur relativement obscur.
Même en ce siècle littéraire, quoique moins servi par la promotion qu'aujourd'hui, il s'est trouvé quelques remarquables talents pour passer inaperçus. Pour peu qu'ils n'aient pas eu à coeur de faire en sorte que leur biographie soit publiée, il ne reste d'eux au final que quelques volumes, un nom, et parfois les dates de naissance et de mort.
En ce qui concerne George Japy, il n'y a même pas de dates qui bornent son existence, et encore moins l'assurance qu'il s'agissait bien de son vrai nom. L'absence de "s" final au prénom George semble un hommage à peine voilé à George Sand. George Japy était-il le pseudonyme d'un homme ou bien d'une femme ? Et pourquoi pas d'un homme ET d'une femme ?
On peut extrapoler sans fin sur du vide, alors restons-en à ce que George Japy nous apprend de lui dans son roman : d'abord, c'est avant tout un érudit, passionné d'histoire, ouvertement monarchiste, et de plus, un véritable humoriste, pénétré d'humour anglais, du "nonsense" britannique auquel il rend hommage à deux ou trois reprises. C'est enfin une plume éminemment littéraire, chez laquelle on sent la forte influence de Charles Dickens et de George Sand, mais aussi d'écrivains plus acides, volontiers persifleurs. Il est à peu près certain que Georges Japy n'ignorait rien de Pierre Véron ou d'Eugène Chavette, bien qu'il se tienne loin de l'esprit républicain de ces deux humoristes.
Ce qui frappe chez George Japy, c'est ce style flamboyant et caustique, mondain mais amer, ironique mais d'une ironie volontiers malveillante, que l'on retrouvera quelques années plus tard chez Georges Courteline, Octave Mirbeau et Alphonse Allais. Comme ce dernier, George Japy jouit d'une extraordinaire liberté de style et de construction, abordant le roman comme un bavardage mondain, comme une conversation intérieure. George Japy est aussi capable – et il le prouve – d'interrompre brutalement son récit pour développer une réflexion quasiment philosophique, et le plus sérieusement du monde, sur un sujet parfaitement arbitraire. La différence de style entre ces réflexions argumentées, et le reste du roman, lequel s'apparente à une chronique mondaine cocasse et d'une superficialité assumée, me suggère l'éventualité d'un duo – ou plutôt d'un couple – d'écrivains. Mais la possibilité d'un seul génie bipolaire n'est pas exclue non plus.
En 1874 et 1875, George Japy a publié deux romans, en apparence plus sérieux, chez l'éditeur Alphonse Lemerre, puis enfin, en 1877, George Japy publie ce « Mademoiselle Baukanart » chez Georges Decaux, éditeur plus volontiers tourné vers l'humour et la satire. Ce sera apparemment son dernier livre, bien qu'il existe des traces de pièces de théâtre publiées – mais pas jouées – dans les années 1880.
Contre toute attente, ce fut ce troisième roman qui valut à George Japy sa plus grande postérité, bien qu'il n'y en ait eu qu'une seule édition, comme d'ailleurs de chacun de ses livres. le succès ne fut jamais vraiment au rendez-vous, mais ce roman semble avoir bénéficié, depuis un siècle et demi, d'un bouche à oreille constant dans le milieu bibliophile. Je m'en voudrais de briser une aussi longue tradition...
« Mademoiselle Baukanart » est cependant un livre difficile à raconter, d'abord parce qu'une grande partie de l'intrigue nous échappe. le lecteur est brutalement jeté en gare de Bruxelles, où un groupe hétéroclite de voyageurs farfelus attend son train pour les Flandres. Qui sont ces gens ? Comment se connaissent-ils ? le lecteur ne saura pas grand-chose d'eux, si ce n'est leurs noms et leurs apparences, parfaitement ridicules :
- L'amiral Percy Pickles (mot anglais pour "cornichons"), officier gallois de l'armée britannique fraîchement retraité, féru en anecdotes militaires, fétichiste des "négresses", et doté d'une exceptionnelle vision à 360°car ses deux yeux sont en permanence tournés dans des directions opposées;
- Gustave Bittermeineliebe (approximativement "S'il-te-plaît mon chéri" en allemand), surnommé "Le Poméranien" ( ?), joueur de clarinette ne connaissant qu'un seul air (« le Beau Danube Bleu »), accompagné de son épouse : deux jeunes mariés vulgaires et impudiques qui voyagent avec leur singe domestique, nommé Pipi, lequel a la curieuse manie de serrer la main des voyageurs à la manière franc-maçonne;
- Un touriste finlandais à la stature de colosse et à l'accent gascon, suite à un long séjour à Bordeaux (où par ailleurs on n'a jamais eu spécialement l'accent gascon) et dont le nom ne sera jamais prononcé, l'auteur le surnommant tour à tour le Finlandais, le Russe, le Prince Russe et le Cosaque;
- Lou Tseu-Tsin, bien vite surnommé Lou, un mandarin chinois en tenue traditionnelle, de caractère timide sauf quand il boit, et prolixe en proverbes et maximes balancés à tout bout de champ dans une conversation;
- Un chanoine en vacances, principalement occupé à boire dès qu'il se réveille et à s'endormir après avoir bu;
- Et enfin, le narrateur, dont on ne saura rien, sinon qu'il se juge très flatteusement au-dessus de cet équipage extraordinaire, qu'il ne peut cependant s'empêcher d'étudier avec la fascination d'un entomologiste. Cet alter-ego évident de l'auteur s'appelle Dupont de la Loire, mais son nom n'est cité qu'à peine à 5 ou 6 reprises dans tout le roman.
Tous ces gens se retrouvent lors d'une sorte de voyage organisé en direction des Flandres, mais dont les organisateurs sont perpétuellement absents, ce qui n'inquiète pas les voyageurs qui ne semblent pas en être à leur première virée, et se connaissent déjà tous, à part le couple Bittermeineliebe et le touriste chinois, qui sont des nouveaux venus.
Ce voyage en train part de Bruxelles, fait un arrêt d'une nuit à Bruges puis repart le lendemain pour Blankenberghe, une station balnéaire encore très populaire de nos jours, où les habitués ont leur pension favorite et leurs chambres réservées. Là, ils y retrouvent un autre habitué, un ami hollandais de Pickles, le Major van Baukanart, également officier en retraite, lui aussi truculent quoique parfois violent, car doté d'une jambe de bois qui l'amène à s'appuyer sur une solide canne qui, à tout instant, peut s'avérer une arme redoutable si on le contrarie.
La première partie du roman narre donc le voyage cocasse et truffé de gags délirants, parfois très pipi-caca, de ces vacanciers hallucinants et hallucinés, jusqu'à Blankenberghe. En parallèle à ces gags et à ce voyage, George Japy cumule les digressions, les ragots, les bavardages, les anecdotes incongrues ou ridicules, allant même jusqu'à communiquer au lecteur le fruit de sa longue discussion avec le cuisinier du restaurant de l'hôtel de Bruges, c'est-à-dire la recette authentique et intégrale du pot-au-feu, tel qu'on le cuisinait dans le Nord de la France et en Belgique dans les années 1870 ! Rien que pour ce document extraordinaire, la lecture de ce roman sera une curiosité pour tous les gastronomes.
Une fois arrivé à la pension de Blankenberghe, une surprise attend les voyageurs. Leur ami Baukanart n'est pas venu seul : il est accompagné par sa fille, Nina, à peine majeure, une ravissante demoiselle aux boucles blondes. Devant cette vision angélique, le coeur tout à fait vierge du mandarin chinois bondit dans sa poitrine. Il vient d'avoir le coup de foudre pour Mademoiselle Baukanart !
Tout le reste du roman narre les efforts titanesques du narrateur, Dupont de la Loire, et de son comparse l'amiral Pickles, pour transformer cette passion en un beau mariage international. Certes, le Major van Baukanart, au départ, n'envisageant certainement pas un chinois comme gendre, sent sa canne qui le démange, mais après avoir constaté que Lou est capable de vider une bouteille de vin en un quart d'heure sans vomir ni tomber évanoui, il se dit que, chinois ou non, cet homme possède les qualités essentielles pour faire un bon mari.
le vrai danger, en réalité, vient de Lou lui-même : cet étudiant n'avait jamais songé à l'amour, ni au mariage. La beauté candide de Nina van Baukanart le plonge dans un état d'exaltation extrême, aussitôt suivi de crises de larmes et de dépression, durant lesquelles il se sent persuadé de ne pas être digne d'une princesse aussi magnifique, se sachant handicapé par sa médiocre connaissance de la langue française, dès lors qu'il s'agit de dire autre chose qu'un proverbe.
le passage le plus édifiant de ce long chemin de croix vers la demande en mariage est le moment où il s'agit de séduire Nina en lui faisant un beau cadeau. Il se trouve que Nina aime les horloges à coucous. Lou, Dupont et Pickles cherchent donc un vendeur d'horloges à coucou. Pas facile à trouver dans une station balnéaire, aussi les trois lascars poussent secrètement la recherche jusqu'à Amsterdam, en empruntant une petite navette. Mais la beauté de la capitale hollandaise hypnotise quelque peu Dupont de la Loire et Pickles, qui accompagnent distraitement Lou chez les horlogers de la ville, mais le laissent seul face aux commerçants. Lou, on le sait, parle très mal le français, et c'est encore plus difficile à comprendre pour un hollandais. Spontanément, il demande :
- « Je cherche coucou. Êtes-vous coucou ? »
L'horloger croit saisir qu'on s'enquiert de la fidélité de son épouse. Il rassure le client, et lui fait comprendre que sa femme est exemplaire, mais que par contre, celle de l'horloger en face s'est donnée à tout le quartier et qu'il a peut-être ses chances. Lou ne saisit pas bien la réponse, mais il comprend qu'il faut aller en face. Il s'y rend donc, pose la même question à ce nouvel horloger, et obtient de lui la même réponse, si ce n'est qu'il renvoie Lou là d'où il vient. On est tous le "coucou" de quelqu'un, finalement.
de coucou en coucou, Lou tombe finalement chez un fermier qui, étant un célibataire, ne comprend pas la question de la même façon, et vend à Lou le genre de choses qu'on lui demande le plus souvent, c'est-à-dire un oeuf.
Lorsque Pickles et Dupont voient quel genre de "coucou" a ramené Lou, ils échangent un regard perplexe, mais après tout, peut-être n'y avait-il rien de mieux comme choix, et l'important est de ne pas rentrer les mains vides...
Durant le retour, chaudement protégé dans les mains de Lou, l'oeuf éclot et donne naissance à un petit poussin. Lou en pleure des larmes de crocodile, et parle de se jeter à l'eau, mais Pickles et Dupont parviennent à le convaincre, que finalement, c'est un bien meilleur cadeau pour une jeune fille.
de retour dans la pension de Blankenbirghe, où l'on s'inquiétait de la disparition soudaine des trois hommes, l'entrée de Lou et de ses acolytes, et son cadeau solennel du poussin à la jolie Nina, laquelle le prend entre ses doigts délicats et le caresse doucement, est assurément un évènement. Nina van Baukanart est jeune, mais son coeur féminin comprend l'universalité des symboles amoureux, et posant le petit poussin sur la table à côté d'elle, elle attend sereine la demande en mariage qui doit suivre. L'instant est particulièrement émouvant, chacun retient sa respiration. Seul Dupont remarque que le chat de la maison saute sur la table, attrape le poussin dans sa gueule, et s'en va le déchiqueter plus loin...
Bref, tout cela se termine par un beau mariage à la fin des vacances, et par une croisière jusqu'en Chine pour les deux jeunes mariés. le Major van Baukanart se sent ému comme jamais de voir sa fille s'en aller si loin, il se met alors à pleurer, et tandis que ses amis pleurent avec lui, il a alors un sursaut d'orgueil et déclare d'une voix tonnante :
- « Je ne pleure pas, je n'ai jamais pleuré. Je ne suis pas un capon. Je ne pleure pas, c'est le champagne qui me sort par les yeux ».
C'est ainsi – ou quasiment – que se termine – « Mademoiselle Baukanart » chez d'oeuvre méconnu d'un auteur inconnu, qui serait à inscrire au panthéon de notre littérature, s'il n'y avait ces longues et fielleuses pages sur la vilénie et la mesquinerie de la République. Nous étions alors en 1877, la IIIème République était solidement installée, et les monarchistes comprenaient enfin qu'ils ne reverraient jamais un roi monter sur le trône. Derrière l'humoriste bon vivant, la rancoeur haineuse perce hideusement, même si elle a parfois des arguments pertinents, qui se sont vérifiés depuis, sur la corruption des élus et l'instabilité d'un pouvoir continuellement changeant. Mais en l'occurrence, sans rapport direct avec le roman, ces longues digressions politiques, malgré l'habileté de George Japy à les souder le mieux possible à un récit tout en bavardages, alourdissent inutilement une farce fort amusante, très sympathique, prônant par ailleurs des idées assez progressistes et harmonieuses, notamment autour d'une union interraciale.
Cependant, « Mademoiselle Baukanart » est un livre qu'on lira, et même qu'on relira, sans déplaisir, tant il est lui-même un voyage d'agrément merveilleusement organisé, plein d'agréables surprises, baigné d'insouciance, de burlesque et d'humour british, et narré par un prosateur de grand talent, qui ne dût peut-être sa carrière avortée qu'à ses opinions trop radicalement exprimées.
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Citations et extraits (6) Voir plus Ajouter une citation
La conversation ne se soutenait guère qu'entre nous deux et l'amiral.
Comme je prévoyais bien qu'avec son impressionnabilité excessive, il avait beaucoup aimé, je lui demandai un soir :
- Amiral, quelles sont vos opinions sur les femmes ? Y'a-t-il selon vous, moyen de classer leur beauté ?
Il parut se recueillir un moment, puis enfin, d'un ton brusque :
- Ah ! Cher ami, je n'aime pas causer de ça. J'ai l'air de plaisanter, si je dis réellement ce que je pense.
- Allez toujours! Vous savez bien que j'ai confiance en vous; vous êtes de ceux qui savent.
- Eh bien, fit-il avec une moue à lui, je n'aime que les négresses !
- Les négresses !
- Vous voyez bien ! J'étais sûr que vous vous récrieriez. Malgré vous, vous avez encore des préjugés.
Il y eut une pause.
Un de ses yeux louvoyait du côté de Rio de Janeiro; l'autre..., l'autre était fermé.
Il reprit :
- Mes enfants, du jour où j'ai aimé ma première négresse, tout le reste m'a paru de la panade !
À ce moment, M. Lou, qui commençait à se dérider, grâce au porto, s'écria tout à coup :
- C'est charmant ! C'est charmant !
L'amiral, comme surpris par une fausse note, tourna la prunelle droite sur lui, l'autre sur la rade de Brest.
- Dieu me pardonne ! murmura--il, je crois que le mandarin est en ribote !
Puis il continua pour moi :
- J'en suis sûr, ni Praxitèle, ni Titien, ni Corrège, ni Buonarotti, ni Prudhon, ne me démentiraient. Les Vénus marmoréennes que nous admirons tant ne sont que des beautés relatives, à côté des Vénus noires. Les bayadères ambrées du Gange, les Géorgiennes aux yeux infinis sont certainement des idéals inoubliables; eh bien, les Indiennes du Brésil sont l'idéal des idéals. La question de couleur est purement conventionnelle. Ton pour ton, le noir vaut le blanc; ils sont aussi expressifs l'un que l'autre; ils ont leurs reflets, leurs nuances, leurs demi-teintes, leur vie. Considérez, de plus, que nos Vénus grecques réunissent plusieurs modèles; l'un a posé pour la tête, un autre pour la nuque, un autre pour les mains, ou les seins ou les genoux. Les races caucasiennes sont tellement mêlées, d'une façon souvent maladroite, sans souci des sélections, qu'une beauté complète devient introuvable. Parmi les noires, au contraire, les lignes pures primitives persistent encore sans mélange de laideurs étrangères.
Une fois, à Rio, une esclave, que je n'avais pas encore aperçue dans ma maison, entre à l'improviste, pour un détail bien futile, - pour m'apporter des cigares. Elle m'apparut comme une déesse, littéralement, et, vous l'avouerai-je, je me jetai à genoux devant elle, involontairement fasciné; je me sentais comme une vague prière et un sentiment d'adoration me traverser l'âme.
Elle avait à peine douze ou treize ans, elle ne portait rien sur les épaules, pas même un pagne de mousseline. Eh bien, que les gens grossiers, exclusivement sensuels, en doutent tant qu'ils veulent, moi, je ne sais rien de plus pudique que la nudité inconsciente d'une enfant. La pudeur ne consiste pas dans les vêtements placés plus ou moins haut; elle est intime. Ce n'est que par dépravation que nous avons imaginé des parties décentes et des parties indécentes. La Vénus de Médicis n'a même pas une paire de guêtres; elle n'est pas impudique. C'est vous qui l'êtes, si vous rougissez devant elle, ou si vous lui mettez une feuille de vigne en zinc...
Un de mes lieutenants qui se trouvait avec moi, un garçon véhément à l'excès, la considérait aussi comme pétrifié. La pauvre fille ne savait quelle contenance tenir devant nos yeux braqués sur elle. Figurez-vous une gazelle effarée, prise au piège. Ah ! Comme sa pudeur la défendait en la rêvétant d'une cuirasse magique, plus inviolable que celle d'Armide.
Enfin, je la renvoyai brutalement, après une demi-minute peut-être, qui me parut un siècle. J'avais peur de devenir fou. Au moment où elle disparaissait sous la tenture, mon lieutenant prit un révolver sur la table en bégayant d'une voix altérée que j'ai encore présente :
"Amiral ! C'est fini; je ne veux plus rien voir. Vous direz adieu à ma mère..."
Et il se fit sauter la cervelle devant moi.
- Hi, hi, hi, fit bêtement le mandarin, car son sourire s'allongeait de plus en plus.
- C'est une des plus poignantes émotions de ma vie, continua gravement l'amiral. J'en ai eu pourtant de rudes...
Il se promena quelques instants plongé dans ses réflexions, puis, comme pour les secouer, il s'écria tout à coup :
- Ah ! Que c'est embêtant d'être si impressionnable !
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Vous savez qu'on rencontre souvent dans les gares les indigents du pays, ou quelque pauvre estropié à qui les employés permettent de quêter sur la voie. L'aubaine est généralement bonne, car en voyage on donne assez volontiers.
Le mendiant de Bruges était un garçon sans âge, au teint livide, couleur de son, d'une maigreur que sa nourriture expliquait cruellement.
Il avalait à tous les trains une moyenne de dix à douze cailloux de la grosseur de vos deux pouces à la fois.
Les sujets qui possèdent des gosiers si excentriques se reconnaissent aisément à première vue. Ils sont toujours hébétés, sinon entièrement abrutis; facilement ventriloques; d'une gaieté attristante. Leurs yeux ternes lancent parfois des éclairs qui vous donnent des commotions comme les décharges d'une pile, avec des expressions de rouerie et goguenardise inexprimables. Les mains sont émaciées, les chairs flasques, les poils fauves et ténus. Ils vous déconcertent par des mouvements d'une agilité simienne, qui contrastent avec leurs airs paresseux. Leurs mauvais instincts priment tous les autres. Au reste, pas l'ombre de sens moral.
Selon sa coutume quotidienne, le misérable fit sa collecte.
Il se planta devant nous en étalant une poignée de cailloux roulés, sur un morceau de faïence, et avec son pauvre rire malade, il nous parlait de les avaler moyennant dix centimes pièce.
M. Bittermeineliebe accepta la gageure.
Cependant, grâce au mouvement qu'il fit pour s'appuyer sur la portière afin d'assister plus commodément à l'exécution, l'idiot aperçut la belle montre qui gonflait le gilet à carreaux.
Une lueur passa dans ses yeux pâles.
Avec l'ingénuité d'une carmélite novice, il demanda quelle heure il était.
Le Poméranien, enchanté de montrer sa pièce de précision, la fit immédiatement tinter. L'autre, toujours candide, l'enleva prestement; il se mit à la baiser avec des murmures d'extase, puis tout à coup, il s'écria qu'il voulait la goûter. Là-dessus, il se caressait le cou, comme un gourmet qui déguste un plat savoureux.
Mein herr, de plus en plus ravi d'être admiré si publiquement dans son bijou, riait à verse.
Du reste, il n'éprouvait aucune inquiétude, la montre ayant la grandeur d'une bassinoire; - je parle d'une bassinoire d'or pour un lit de princesse; pas du tout de celle d'un épicier, ça va sans dire.
Attention !
Le pitre ouvre la gueule; - c'est le mot, il pose la montre bien à plat sur sa langue, à la manière d'un pain sur une pelle.
Une !... Deux ! ... Plus rien !
Il faut convenir que le passage présenta quelques difficultés devant la pomme d'Adam, car les paupières et les muscles du cou se contractaient violemment; le blanc des yeux s'injectait de rouge; toutefois, le client ne perdait pas la tête.
Je n'oublierai jamais la grimace du Poméranien; il devint livide, puis vert; puis il sauta sur l'avaleur pour retirer sa montre par la queue.
L'autre, qui se méfiait, fit une cabriole, si bien que le contre-coup enfonça la montre en lieu sûr, avec la trotteuse, le quantième, la sonnerie et le remontoir à la Bréguet.
À la fin, il n'y parut pas plus que s'il avait avalé une praline; au contraire, il semblait tout dispos, prêt à recommencer.
Comme vous pensez bien, le Poméranien trouva le tour mauvais; il fit une querelle d'Allemand à tout casser, réclamant sa montre de suite.
Le mendiant, devenu impertinent tout à coup, de l'impertinence d'un parvenu qui se sent de l'or dans le gousset, lui répliquait, d'une voix goguenarde, de patienter au moins jusqu'au lendemain matin, et qu'il lui payerait la goutte.
En désespoir de cause, M. Gustave courut se plaindre au commissaire de police.
Celui-ci prit sa déposition, n'ayant rien d'autre à prendre. Cependant, il ne laissa pas de lui en montrer l'inutilité. Le même cas s'était présenté plusieurs fois déjà, sans même que les bijoux reparussent. Tant pis pour les voyageurs, ma foi ! Il ajouta, en guise de consolation, que l'horloge de Bruges était d'une exactitude solaire, et que mein herr n'avait qu'à y venir pour savoir l'heure.
En résumé, il promit de renvoyer la montre à Blankenberghe, ou, dans tout cas, les débris qui s'en découvriraient.
Là-dessus, grâce à son épouse qui lui fit remarquer judicieusement que la montre n'avait rien coûté, M. Bittermeineliebe consentit à laisser le commissaire tranquille et à continuer son voyage.
Pour en finir avec cet épisode, je dirai, par anticipation, que quelques jours après, nous reçûmes, par l'entremise du bourgmestre de Brankenberghe, un porte-mousqueton de montre en laiton, accompagné d'une lettre du commissaire.
Elle expliquait, avec des commentaires de huit pages, que tout le reste avait été dissous et entraîné par la circulation.
Devant un rapport officiel, il n'y a pas à douter.
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Tous les peuples ont leur défaut capital, leur maladie endémique.
Nous, c'est la vanité devenue proverbiale. Les Belges, c'est la fausseté.
Ils sont tous plus ou moins jésuites et menteurs. Pour la rouerie, la défiance, l'ingratitude, et comme maîtres exploiteurs des autres, ils égalent déjà les Allemands. Oh ! Le désintéressement de leurs aïeux, ils ne s'en souviennent plus guère !
À la gare d'Alost, le buvetier était un radical à tous poils.
Rien qu'à voir ses yeux sournois, d'un éclat cannibalesque, vous sentiez tout de suite qu'il avait un projet de gouvernement dans la tête, pour sauver l'humanité, lequel projet consistait à l'élire souverain du royaume.
Sa barbe inculte et rude, rousse du roux des renards, s'en allait tout de travers comme ses idées. Au demeurant, ses mains velues étaient aussi sales que ses opinions, car des plaques de crasse apparaissaient entre les jointures, même à la distance convenable de dix pas.
Après Dieu, le savon était son plus irréconciliable ennemi.
Dans sa joie d'embêter un prêtre, il lanternait, exprès, pour lui changer sa monnaie.
Bref, le train démarra.
Ah ! Ah ! Victoire ! Le buvetier ricanait avec insolence; ses grosses canines de Barbe-Bleue lui relevaient la lèvre d'un côté; il avait l'air de les aiguiser voluptueusement pour dévorer le chanoine, à la sauce Robert.
Le pauvre chanoine ! Il criait :
- Attendez-moi ! Attendez-moi ! Au nom du ciel !... en agitant son parasol avec des gestes lamentables.
Par chance, le mécanicien l'aperçut. Il était clérical. Il prit sur lui de s'arrêter au risque de recevoir son congé de l'inspecteur, peut-être un républicain indépendant, qui sait ?
Toujours est-il que le révérend put monter à la hâte sur un wagon découvert, chargé de houille, et à la station suivante, il revint à sa place.
Il n'avait pas l'air content, parbleu ! Cependant, il se mit de suite à parcourir son bréviaire pour apaiser son ressentiment.
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La manie de se croire la science infuse ne se rencontre qu'en France à un tel degré. Il n'y a que parmi ces grands enfants si crédules que le premier faquin venu ose s'improviser législateur ou diplomate, c'est-à-dire se jeter, imperturbable, dans les carrières qui exigent le plus de tact, d'expérience, de pénétration, de connaissances multiples. Le sens politique surtout leur manque. Cependant, par une dérision baroque, la politique les affole comme un délire contagieux. Leur vie ne pivote plus que sur elle. Ils ramènent n'importe quoi à des questions de cocarde ou de coterie. Les artistes eux-mêmes doivent s'aplatir devant ses caprices, sous peine de mourir à l'hôpital. Du reste, elle les parque cavalièrement à la même enseigne que les filles de joie : la prostitution, - celle de la conscience au lieu de l'autre.
Ce serait risible, si ce n'était pitoyable.
Aussi, pour la plupart des politiqueurs, la politique se borne-t-elle à déplacer les pouvoirs, à mettre les queues à la tête, puis les têtes à la queue. Par la même occasion, elle se borne aussi à puiser dans les caisses publiques, à briguer des honneurs, des influences, des traitements énormes, des habits chamarrés, sans se soucier de la patrie plus que d'un navet moisi.
Au lieu d'être entretenus par une fille, ces admirables rénovateurs s'engraissent aux frais d'une foule. Leur sens moral s'en accommode.
Ça explique la fragilité des convictions républicaines des Français. La république leur va comme une bague à un ouistiti. C'est si vrai qu'ils sont obligés d'écrire les devises de leur république sur leurs portes, ne pouvant les retenir dans leur mémoire.
Bref, ils n'aiment la république que comme une chance de devenir despotes. Il n'y aurait de possible pour eux qu'une république de présidents, et encore ! Toutefois, comme ils se grisent si bénévolement des acclamations qu'ils poussent, ils finissent par prendre les masques pour les figures. Avec le faux nez d'un Grec, ils se croient des Solon, - au désintéressement près. De même que ceux qui ne saluent pas les enterrements se donnent, sans sourciller, pour des cousins de Voltaire.
Il va sans dire que les paillasses qui amadouent les badauds avec les fallacieuses promesses de nivellement, sont ceux qui se démènent le plus pour les dépasser. Après tout, nous visons tous à l'inégalité; par conséquent, rien de plus légitime. Ce qui l'est moins, c'est de monter sur le dos des autres et de croquer les meilleurs morceaux avec des airs de martyrs.
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Cependant, les Allemands, étant le plus prolifique des peuples modernes, suivront une progression d'autant plus croissante que leurs migrations ne discontinuent pas. Bientôt, ils excèderont la population indigène.
Ils nous arrivera avec eux ce qui nous est déjà arrivé avec les rats, ou, pour préciser, les surmulots.
Au milieu du XVIIIème siècle, nous n'avions, comme toutes les grandes cités, que quelques rats noirs, revenus d'Asie avec les Croisés, jadis, sous Saint-Louis; d'estimables bêtes d'une modération exemplaire, car elles ne mangeaient que pour vivre et elle n'avaient des enfants qu'une fois par an, une dizaine à la fois, pas plus.
Tout à coup, un navire ramène des surmulots de Perse en Angleterre, puis d'Angleterre en France.
En quelques années, ils accaparent la place des pauvres noirs, qu'ils détruisent. Bref, aujourd'hui, ils ne sont pas seulement des légions innombrables, ils sont, encore, invincibles.
Notez qu'ils vivent pour manger, qu'ils mangent de tout, comme les Allemands, et qu'ils ont des enfants deux fois par an au moins, de douze à dix-huit par portée. Un grand-père surmulot, âgé de quinze mois, peut déjà voir une file de plus de six cent moutards venir lui souhaiter la bonne année; - car il parait qu'ils mènent une vie quasi-patriarcale.
L'influence climatérique les favorise au point que ceux de Paris acquièrent bientôt un volume double de ceux de province.
Qui sait s'ils ne deviendront pas gros comme des chameaux, assez pour manger les Allemands, à moins que ceux-ci les mangent ?
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