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Citation de lanard


L'Express était sans doute l'hebdomadaire dont faisaient la plus grand cas. Ils ne l'aimaient guère, à vrai dire, mais ils l'achetaient, ou, en tout cas, l’empruntant chez l'un ou chez l'autre, le lisaient régulièrement, et même, ils l'avouaient, ils en conservaient fréquemment de vieux numéros. Il leur arrivait plus que souvent de n'être pas d'accord avec sa ligne politique (un jour de saine colère, ils avaient écrit un court pamphlet sur "le style du Lieutenant") et ils préféraient de loin les analyses du Monde, auquel ils étaient unanimement fidèles, ou même les prises de position de Libération, qu'ils avaient tendance à trouver sympathique. Mais l'Express, et lui seul, correspondait à leur art de vivre; ils retrouvaient en lui, chaque semaine, même s'ils pouvaient à bon droit les juger travesties et dénaturées, les préoccupations les plus courantes de leur vie de tous les jours. Il n'était pas rare qu'ils s'en scandalisent. Car, vraiment, en face de ce style où régnaient la fausse distance, les sous-entendus, les mépris cachés, les envies mal digérées, les faux enthousiasmes, les appels du pied, les clin d’œil, en face de cette foire publicitaire qui était tout l'Express - sa fin et non son moyen, son aspect le plus nécessaire -, en face de ces petits détails qui changent tout, de ces petits quelque chose de pas cher et de vraiment amusant, en face de ces hommes d'affaires qui comprenaient les vrais problèmes, de ces techniciens qui savaient de quoi ils parlaient et qui le faisaient bien sentir, de ces penseurs audacieux qui, la pipe à la bouche, mettaient enfin au monde le vingtième siècle, en face, en un mot, de cette assemblé de responsables, réunis chaque semaine en forum ou en table ronde, dont le sourire béat donnait à penser qu'ils tenaient encore dans leur main droite les clés d'or des lavabos directoriaux, ils songeaient, immanquablement, répétant le pas très bon jeu de mots qui ouvrait leur pamphlet, qu'il n'était pas certain que l'Express fût un journal de gauche, mais qu'il était sans aucun doute possible un journal sinistre. C'était d'ailleurs faux, ils le savaient très bien, mais cela les réconfortait.
Ils ne s'en cachaient pas: ils étaient des gens pour l'Express. Ils avaient besoin, sans doute, que leur liberté, leur intelligence, leur gaieté, leur jeunesse soient, en tout temps, en tous lieux, convenablement signifiées. Ils le laissaient les prendre en charge, parce que c'était le plus facile, parce que le mépris même qu'ils éprouvaient pour lui les justifiait. Et la violence de leurs réactions n'avait d'égale que leur sujétion: ils feuilletaient le journal en maugréant, ils le froissaient, ils le rejetaient loin d'eux. Ils n'en finissaient plus parfois de s'extasier sur son ignominie. Maisils le lisaient, c'est un fait, ils s'en imprégnaient.
Où auraient-ils pu trouver plus exact reflet de leurs goûts, de leurs désirs? N'étaient-ils pas jeunes? N'étaient-ils pas riches, modérément? L'Express leur offrait tous les signes du confort: les gros peignoirs de bain, les démystifications brillantes, les plages à la mode, la cuisine exotique, les trucs utiles, les analyses intelligentes, le secret des dieux, les petits trous pas chers, les différents sons de cloche, les idées neuves, les petites robes, les plats surgelés, les détails élégants, les scandales bon ton, les conseils de dernière minute.
Ils rêvaient à mi-voix, de divans Chesterfield. L'Express y rêvait avec eux. Ils passaient une grande partie de leurs vacances à courir les ventes de campagne; ils y acquéraient à bon compte des étains, des chaises paillées, des verres qui invitaient à boire, des couteaux à manche de corne, des écuelles patinées dont ils faisaient des cendriers précieux. De toutes ces choses, ils en étaient sûrs, l'Express avait parlé, ou allait parler.
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