Cesser de penser représente un « péché capital » pour un être humain. En médecine, cela conduit à oublier de distinguer le possible, techniquement, et le permis, éthiquement. Arrêter de penser, et tout devient permis et donc possible : c’est la terrible leçon de ce qui s’était passé au XXe siècle, mais qui risque de se reproduire. (p 40)
LE SOIN DE SOI
Dans cette conception, ce qui compte pour la survie de la personne, ce n’est donc pas qu’elle survive sous la forme d’une identité personnelle (qui serait du tout-ou-rien), mais plutôt qu’il existe une continuité psychologique : la personne, connue sous le nom de X au temps t1, est encore vivante au temps tn en tant que personne X s’il existe au temps tn une personne Y qui présente une relation R avec la personne X. Cette relation R implique d’abord ce que l’on peut appeler la connectivité : l’existence de connexions psychologiques (Y et X ont des souvenirs en commun, ont fait, font ou vont faire certaines choses dans le cadre d’une intention commune). Elle implique ensuite la continuité psychologique proprement dite, que l’on peut décrire comme l’existence de chaînes de connectivité chevauchant les unes les autres, de t1 à t2, de t2 à t3, etc., et de tn-1 à tn. Cette relation R, à la différence de la conception simple de l’identité personnelle que nous pouvions avoir, qui existait par tout-ou-rien, est sujette à des degrés.
Parfit donne comme exemple : depuis l’accident, il n’est plus le même. Pourtant, c’est la même personne, or il n’est plus la même personne. Il n’y a cependant pas contradiction. C’est la même personne en tant qu’individu, ce qu’on peut appeler l’identité « numérique » (au contraire, deux boules de billard blanches sont identiques qualitativement, mais numériquement, il ne s’agit pas d’une seule boule). Or qualitativement, il ne s’agit plus de la même personne (si j’avais peint l’une des boules en rouge, cette boule serait « numériquement » identique à la boule blanche qu’elle était auparavant, mais qualitativement, elle aurait changé) : bien qu’identique « numériquement » (disons qu’elle a gardé la même pièce d’identité), la personne a changé qualitativement.
Évidemment, dit Parfit, lorsque nous nous soucions de notre futur, c’est d’abord de notre identité numérique dont nous nous soucions. Je peux croire qu’après mon mariage, je ne serai plus la même personne ; mais cela ne fait pas du mariage une mort. Même si je change beaucoup, je serai encore en vie s’il existe alors une personne qui est encore moi. Mais même si c’est de cette identité numérique dont nous nous soucions le plus, les changements psychologiques comptent aussi, car en vérité, certains changements qualitatifs peuvent détruire l’identité numérique : supposons que je ne me reconnaisse plus du tout parce que je suis devenu une personne complètement différente ; j’aurai cessé d’exister, car la nouvelle personne est devenue quelqu’un d’autre.
C’est évidemment le cas extrême, mais nous avons dit que la continuité était une affaire de degré, puisque, selon la théorie de Parfit, l’identité personnelle n’est pas du « tout ou rien ». De plus, les connexions psychologiques sont variables et leur force diminue avec le temps : « Les connexions psychologiques qui existent entre moi maintenant et moi demain ne sont pas beaucoup plus proches que celles qui existent entre moi maintenant et moi dans un mois, voire entre moi maintenant et moi dans un an. Mais elles sont beaucoup plus proches entre elles que les connexions qui existent entre moi maintenant et moi dans quarante ans. »
La personne pourrait ainsi être comprise comme une suite de moi multiples, reliés entre eux par une connectivité plus ou moins forte : certains sont capables de se projeter très loin dans l’avenir, réunifiant leur moi ; d’autres, qualifiés plus haut de myopes, s’arrêtent au bout de quelques liens, un jour, un mois, un an, guère plus. Mais quarante ans !