Nous sommes faits de tout ce que nous vivons le bon, le moins bon et le mauvais. L’acceptation des éléments les plus douloureux est la clé d’un certain retour à la vie. C’est le passage de la noirceur à la lumière.
J’acceptais les bonnes choses de la vie comme un dû. Mais qu’en était-il des moins bonnes ? De ces petits ou gros cailloux dans nos chaussures qui nous font boiter sur le chemin de la vie. Et si pour être le mieux possible avec moi-même, je devais accepter le bon comme le moins bon, avec le même privilège : celui d’être en vie ? À quoi ressemblerait mon quotidien, si je voyais les épreuves comme une occasion de grandir plutôt que de me lamenter sur l’injustice de mon sort ? Je pouvais voir le verre à moitié vide ou à moitié plein. Le choix m’appartenait.
Nous appartiendrons à une petite agglomération rurale où les valeurs humaines ont encore du sens. J’en ai marre de la ville, Sophie. Marre de courir après je ne sais quoi. Je quitte mon emploi, toi tu demandes une disponibilité d’un an pour plus de sécurité et voilà. Tentons notre chance et lançons-nous dans la grande aventure. Si ça ne fonctionne pas, on fera demi-tour, c’est tout. Mais au moins, nous aurons essayé !
Nous ressemblions à tous ces gens que nous avions tant critiqués et jugés. Ceux dont nous avions dit mille fois que jamais nous ne leur ressemblerions. Combien de fois, ai-je pensé
« pourquoi moi ? » et combien de fois me suis-je répondu « et pourquoi pas moi ? » Choyée par la vie, j’en réclamais encore plus. Sans gratitude pour toutes les douceurs et réussites qu’elle m’avait déjà octroyées.
Et que dire de toute l’énergie perdue à crier à l’injustice en pensant à ces femmes qui avortent comme d’autres achètent une paire de chaussures parce qu’elles ne veulent pas que la pilule leur fasse prendre deux kilos. Et que dire de ces couples maltraitants ou négligents qui font des enfants les uns après les autres. Enfants qui viennent, tristement, grossir les rangs des centres de Protection de la jeunesse. Est-ce que crier à l’injustice a aidé ma cause ? Bien sûr que non ! La vie est injuste, et c’est comme ça.
J’avais craqué quelques mois plus tôt à l’approche de la rentrée, en septembre. Je pourrais dire que c’est arrivé brusquement, sans signes avant-coureurs, mais ce ne serait pas vrai. Au contraire. Plus le mal-être s’immisçait en moi plus je m’efforçais de ne pas le ressentir. Je levais les yeux sur lui comme on le fait, parfois honteusement, sur un indigent dans la rue. Ce que je ne vois pas n’existe pas. Voilà qui aurait plu à Saint-Thomas. Avais-je vraiment cru pouvoir me tromper moi-même ?
Sûrement, sinon, je n’aurais pas essayé. Depuis des mois, je me forçais à rire, à prendre soin de mon image, à sortir. Quelle énergie dépensée à sauver les apparences !
Dès notre rencontre, les rêves et les projets peuplaient nos têtes et se disputaient les places sur le podium de nos ambitions. Des rêves, nous en avions des milliers, trop pour une seule vie. Nous fantasmions sur l’achat et la rénovation d’une vieille maison où élever une famille. Nous imaginions notre vie à la campagne. Éric ouvrait sa boulangerie-pâtisserie. Nous parcourions le monde en vélo, en train, à pied et même en voilier ! À notre épreuve ? Rien ! Ni murs assez hauts, ni obstacles infranchissables. Le monde nous appartenait et nous partions à sa conquête.
Choyée par la vie, ce problème d’infertilité fut le premier gros coup dur de ma vie. Contrairement à Éric, j’ai vécu entourée de beaucoup d’amour. Fille unique, mes parents me voyaient comme la huitième merveille du monde. Leur situation financière aisée me donnait accès au meilleur : bonnes écoles, les voyages à l’étranger dès mon plus jeune âge, première voiture pour mes dix-huit
ans… Toutefois, issus de milieux modestes, mes parents étaient fiers de leur réussite, mais avaient toujours mis un point d’honneur à m’inculquer la valeur de l’argent et du travail.
On se rencontre, on s’aime, on vit ensemble, on fait un bébé, on achète une maison, on fait un autre bébé… Plus ou moins dans cet ordre.
Était-ce capital pour moi de devenir mère ? Je ne me suis jamais posé la question si clairement. Ça allait de soi, c’est tout. Après cinq ans et le ventre vide. Après l’amour planifié sur le calendrier des ovulations. Après les petites nuits, autrefois dues aux câlins étirés jusqu’à des heures indues, et ensuite au profit des cauchemars et des idées qui tournaient inlassablement dans ma tête.
Et la culpabilité de ne pas donner un enfant à l’homme que j’aime ? Et lui, qui aimait-il vraiment ? Moi la Sophie-femme ou la Sophie-maman en devenir ? Si la femme ne devenait jamais maman, serait-il encore là dans dix ans, dans vingt ans ou dans cinquante ?
Quelle explosion dans ma tête lorsque se confrontaient mes réponses et mes croyances ! Est-ce qu’un enfant était le seul chemin du bonheur ? Non, oui, mais… J’en voulais à ma thérapeute. Je la détestais de m’infliger cette réflexion.
C’est vrai qu’à certains instants, je m’en fichais mais la plupart du temps, je n’arrivais tout simplement pas à lutter. Les antidépresseurs me faisaient plus de mal que de bien avec leurs effets secondaires plus intolérables les uns que les autres. Ma langue, aussi humide que du carton-pâte, collait à mon palais. Mes intestins se mettaient en grève deux jours sur trois. Je perdais l’appétit et quand je parvenais à manger un peu, les nausées m’assaillaient.