On calme toujours, d'une manière ou d'une autre, la douleur physique, on s'y accommode même. Mais la souffrance morale, qui pourrait seulement l'atténuer ?
Camus n'était pas pour l'indépendance de l'Algérie, mais pour un État fédéral relié à la France, où les deux peuples pourraient coexister pacifiquement avec les mêmes droits et les mêmes devoirs. C'était une belle utopie. Pour que ce fût possible, il eut fallu à la fois que la France verse moins de sang, car les ultras ont appliqué la stratégie de la terre brûlée, et au FLN un Nelson Mandela, c'est à dire un leader incontesté et incontestable. Il y avait bien Ferhat Abbas qui rejoignait Camus dans cette vision, mais il était isolé et sans pouvoir.
Je vais t'étonner: ton vrai père était un journaliste célèbre à Alger...Il écrivait même des livres...
Comme je n'ai pas réagi, il s'attendait peut-être à ce que je saute de bonheur au plafond, il ajouta enthousiaste :
Tu te rends compte, c'était un écrivain! Tu as un père écrivain !
Dans la famille, tout le monde sait que je suis fou de livres et d'écriture au point d'avoir refusé de succéder à mon père dans les affaires. Je réagis à cette nouvelle pour pousser mon oncle jusqu'au bout de son mensonge.
Écrivain? Quel écrivain ? Tu le connais ?
Il gloussa de satisfaction et murmura:
Celui qui habitait pas très loin de la maison de tes parents...Tout le monde le connaît à Belcourt, c'était un ancien gardien de but du Racing. J'ai son nom sur le bout des lèvres...
Comment s'appelle-t-il?
Je répondis :
Albert Camus. Tu veux dire qu'Albert Camus est mon père ?
Là je ne pus me retenir de rire tellement le poisson me paraissait gros. En me voyant mon oncle prit la mouche.
Pourquoi tu ris, hein, pourquoi tu ris? Tu ne me crois pas, hein...Tu crois que je mens?
"Je ne voudrais pas te choquer, mais je me réjouis de te voir dans cet état de tristesse et d'abattement, car la plupart des veufs se réjouissent de la perte de leur épouse. (...) C'est hélas la vérité. Après quelques années de mariage, l'épouse devient, pour beaucoup, une soeur encombrante dont ils ne savent comment se débarrasser pour prendre une autre plus jeune."
"- Qu'attendez-vous pour vous remarier ? Vous savez, chez nous, beaucoup d'hommes poussent des youyous de joie quand ils perdent leurs épouses. Pardi, ils vont changer une vieille qui a beaucoup servi contre une neuve. C'est bien, non? Comme dit un proverbe de chez nous, le changement de montures soulage.
- Non, je ne suis pas comme ça !"
Quand je revois l'histoire de notre vie commune, je vois d'un côté amour, abnégation et sacrifice pour la famille, et de l'autre, une sorte de fuite en avant dans le boulot. Dans la vie professionnelle, je n'ai jamais suivi Montaigne, même si je le voyais à l'occasion : " il faut se prêter à autrui et se donner à soi- même" je me donnais au boulot et je ne me prenais même pas à moi-même. J'étais ailleurs. Elle avait beau me chercher, elle me trouvait rarement.
C'est le week-end, notre jour, Meriem et moi. Je n'aime pas le repos depuis le 14 mai. D'habitude, je faisais la grasse matinée, aujourd'hui j'ai très peu dormi. Je me réveille aux aurores. Toujours avec le même goût amer à la bouche.
Je prends mon café face au salon face aux chaînes TV d'infos. Exit véranda et beauté de l'horizon. L'horizon m'est bouché depuis son départ.
«Les Algériens sont des tendres qui expriment leur manque d'affection par la violence» (p 75
Je ne voyais pas le malheur partout, mais je savais qu'on n'était pas à l'abri du malheur.
Elle avait le pardon facile. Mais le coeur si sensible qu'il restait longtemps saignant.