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Citation de Charybde2


Une légende raconte que la ville de Calais n’aurait jamais pu dénombrer guère plus de six bourgeois parmi ses habitants, et que, dans l’inquiétude d’en égarer la preuve, elle aurait demandé à Rodin d’ériger autant de statues de bronze à leur ressemblance. Une autre légende, qu’on nomme « histoire », précise qu’il s’agit en réalité de six bonnes âmes venues quémander, vers 1347, le salut du peuple calaisien assiégé par Édouard III, roi d’Angleterre. Je préfère la seconde version. Je leur rends visite en rêve tous les matins. Je recoiffe la barbe d’Eustache, redresse Jacques un peu trop voûté, tourne le visage de Pierre vers l’avant, prends les mains d’Andrieu dans les miennes, rhabille le premier Jean, desserre les mains du second pour lui prendre les clés de la ville et les remettre en main propre au roi, que les adjurations de Philippa, son épouse, finissent toujours par fléchir. Ces six bourgeois se livrent au sacrifice, la corde au cou, à moitié nus, dépoitraillés, hagards ou résignés, et s’offrent au bien commun sans autre espoir de gloire que le service du bien commun. Des fonctionnaires comme on n’en fait plus ! Leurs dégaines figées me paraissent fort sympathiques. Eustache a le front plat de Christophe, Jacques la quasimodesque bosse d’Amaury, Pierre l’allure un poil mélancolique de Frédéric, Andrieu la taille de guêpe obèse d’Hélène, le premier Jean l’allure dégingandée de mon frère mort-né, le second le faciès lumineux de Tristan, gentil colporteur de mensonges et délations, clés indispensables à la survie en milieu hostile, quoique familial. Ceux-là ont survécu, ceux-ci sont morts. La plupart, en tout cas. On peut faire et défaire et refaire la légende, mais on ne peut pas changer l’histoire. Et moi ? J’emmerde Spinoza !
Il a cinq ans. Il est emmitouflé sous deux couettes criardes, dans l’une des chambres de l’un des appartements de l’un des immeubles de la rue Toulouse-Lautrec, en pleine ZUP. Comme « ZUT ! », mais avec un P collé au U – je suis linguiste à mes heures perdues. Il écoute sa mère lui narrer les exploits de Grand Louis, son grand-père, jadis engagé dans la 2e DB du général Leclerc. Il écoute religieusement le même récit pour la mille et unième fois.
« Division de fer
Toujours en avant
Les gars de Leclerc
Passent en chantant
Jamais ils ne s’attardent
La victoire n’attend pas
Et chacun les regarde
Saluant chapeau bas
Division de fer
Toujours souriants
Les gars de Leclerc
Passent en chantant
DB ! Vive la deuxième DB !
Ils roulaient tous les cinq vers la Libération, chenilles ronflantes, avec leur canon de 75 et leurs mitrailleuses, quelque part très à l’est, à la frontière pour ainsi dire, une frontière plus mobile qu’une déferlante qui s’abat sur le rivage et s’en retourne aussitôt vers le large. Grand Louis venait de s’évader, après huit semaines de séquestration dans une cave à typhus. On lui avait déchiré la peau un peu partout, pissé dans le dos, allumé des allumettes sous les ongles. Un officier boche avait pris pitié de lui, et l’avait relâché sans autorisation. Cet officier se prénommait Hans… tu comprends ? Ils roulaient vers la Victoire, exultant de bonheur, sur un chemin caillouteux. Grand Louis, qui était tireur, a voulu célébrer la fin des hostilités par une décharge en pleine forêt, une fusée pacifique, une « comète pour le futur », comme il disait. Canon tourné vers l’idéal : PAN ! Des grondements s’élèvent à l’horizon, derrière la forêt. Il sort, tête nue, les bras levés au ciel, puis applaudit de toutes ses dernières forces. On lui répond ! Il sautille, danse, crie, hurle ! Un détachement lui répond ! Et puis… et puis le sifflement après la détonation. Un obus s’écrase à quelques mètres de lui. Chaos, lumière rougeâtre… et le sifflement qui n’est plus dehors, mais bien dedans. On le rapatrie, on le soigne, on le rafistole comme on peut. Sa guerre est finie. Un jour, quand j’avais à peu près ton âge, ou celui de ta sœur, je ne sais plus, je l’ai vu jeter sa pantoufle sur le poste de télévision, puis gigoter comme un possédé, comme une mouche derrière une vitre opaque. Une émission scientifique, un documentaire, voilà ce qui traumatisait ton grand-père, à cet instant précis. Un astronome décrivait la comète de Halley. Ton grand-père n’était plus le même homme. Un héros brisé. Un trophée de chair et d’os, prématurément rouillé.
« Éteins-moi ce foutoir ! La comète va revenir ! »
Tu comprends… sur toutes les photos, il est coiffé comme un prince, les cheveux en arrière. Il n’est pas plus coquet qu’un autre… il cache un trou d’obus. Il est mort avant mes seize ans. On m’a certifiée « pupille de la nation ». C’est vrai que j’ai l’œil ! J’ai rencontré ton père. J’ai eu ton premier frère. Je ne suis pas restée jeune fille très longtemps, mais j’ai conservé le nom, en mémoire de Grand Louis. »
Le même récit pour la mille et unième fois. Pourtant, quelque chose a changé. La tête à peine découverte, le squelette enfoui sous des kilos de tissu rembourré, oubliant Hélène et les monstres de l’obscurité qui le terrifiaient la veille encore, il frissonne, halète, bouillonne. Des fourmis lui grignotent l’estomac. Il est amoureux de sa mère. Un peu plus que ne le sont habituellement les garçons de son âge. Il ne sait pas très bien parler. Ses dents lui font toujours mal. Ses yeux parlent pour sa bouche.
« La comète du futur, c’est moi ! »
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