Plus encore, il entrevit le reste de leur vie suivant à jamais un cours totalement déterminé, semblable, à s'y méprendre, à celui que leurs voisins avaient accepté, une existence où il n'y aurait plus de place pour l'espoir, pour le rêve. Dans un coin isolé et secret de ce monde, ils auraient pu mener une vie meilleure, dans la pauvreté peut-être ou sans biens matériels superflus, sans ces assurances obligatoires qui couvraient tous les risques depuis le bout du nez jusqu'au trou du cul, mais libres, libres sous des arbres verts, dans l'air pur, près d'une rivière qui ne serait pas encore empoisonnée, une vie pleine de défis quotidiens, loin de cet ennui qui s'était installé en eux tel un bourdonnement dans une oreille.
( p.28)
- Votre cas est comparable à celui des souris qui ne peuvent s'évader, fit le psychiatre.
- Que voulez- vous dire ? dit-il en abaissant lentement les mains.
- Oh! Je pense à une expérience célèbre réalisée il y a quelques années déjà. On a laissé une colonie de souris se multiplier sans entraves dans des conditions optimales : accès libre à la nourriture, prévention des maladies, suppression des ennemis naturels.Au bout de quelque temps, elles sont devenues incapables d'accomplir quoi que ce soit en dehors des fonctions les plus élémentaires de la vie.Elles ont commencé à se déchirer entre elles, les mères ont abandonné leurs petits un peu partout, etc.
Tout cela, parce qu' on leur avait ôté la possibilité de lutter...ou de fuir.
( p.53)