Une brebis morte et, sur elle, trois oiseaux noirs comme des corbeaux mais en plus grand, en train de picorer la chair pourrissante de l’animal et de lui arracher à coups de bec des touffes de laine. Des vautours, sans doute. Une brebis morte sur une plaine verte et, de l’autre côté de la route, une enfilade de montagnes plongeant dans le brouillard en même temps que le dernier rayon du jour. C’était tout.
A quoi bon écrire cette histoire ? demande Javier Michel. Pourquoi ajouter encore des mots à tous ceux qui encombrent le monde ? Je me suis souvent posé la question et je ne vois pas ce qui fait la différence. Pourquoi faut-il se souvenir ? Il me semble parfois que nous sommes comme des poissons volants qui s’élancent un instant au-dessus des vagues, rien qu’un instant, juste assez pour être sidérés par tant de beauté. Il ne leur échappe pas qu’ils mourraient la seconde d’après s’ils restaient là : ils voient bien claquer les coups du soleil sur le dos de l’océan, ils voient bien les balafres qu’il lui inflige, comme celles-ci meurtrissent les yeux. Pourtant, ils ne sauront jamais s’il faudrait maudire le dieu qui les forcera bientôt à retourner vers l’abîme ou bien le remercier pour leur avoir permis de contempler l’éternité. Voilà pourquoi nous racontons des histoires, rien que pour cette seconde durant laquelle nous entrevoyons autre chose. Juste pour que la prochaine journée, la prochaine minute ou la seconde suivante ne ressemblent à aucune autre.
— Voilà comment ça se passe : je pars en tête, tu suis deux cents mètres derrière. Avant d’arriver à la frontière, je tournerai. Là, tu te rapproches et tu me colles, parce qu’on éteindra les phares. Tout ce que tu verras, c’est un catadioptre. Si tu me rentres dedans, ça sera ta faute. S’il arrive quelque chose, je ne te connais pas. On est d’accord ?
— D’accord.
— T’as quoi comme papiers, sur toi ?
— Mon passeport.
— Il faudra que tu le refasses tamponner.
— C’est pas ce qu’on m’a dit.
— Il faudra que tu le refasses tamponner. Comment veux-tu sortir de Bolivie, sinon ? Mais bon, on verra ça une fois là-bas. Maintenant, va dormir. On part à trois heures.
— Je voudrais d’abord manger un morceau.
Raúl approuve. Il appelle le garçon. Je commande une escalope milanaise. Il me regarde, j’ai comme l’impression qu’il sourit.
— C’est la première fois ?
Ça tombe sous le sens, donc je ne réponds pas. Il ne s’attend pas non plus à ce que je le fasse. Il continue à parler.
Alors il raconte. Tout ne commence pas à Buenos Aires, mais c’est dans un vieux garage de La Boca qu’il a réussi à acheter un pick-up volé. Il ne se souvient plus exactement par quels chemins tortueux il est arrivé jusque-là. Ou plutôt il s’en souvient, mais il préfère ne pas entrer dans les détails. Ça n’a pas été de tout repos, des jours et des jours à aller et venir, à discutailler, à argumenter. La chance a fini par lui sourire. Il a toujours eu de la chance avec les gens. Peut-être parce qu’il est blond et qu’en Amérique latine tout le monde fait confiance aux blonds. Ça vient de l’époque coloniale, explique-t-il. C’est vraiment ce qu’il pense ? demande l’homme à lunettes. Non, c’est ce qu’affirma un professeur au lycée. Il ne l’a jamais pris au sérieux. Peut-être qu’il avait raison.
— Tu vois la rivière, devant ?
Je la cherche des yeux, en vain. J’ai déjà du mal à distinguer son visage. Apparemment, on se trouve au bord d’une rivière.
— De toute façon, peu importe, elle est à sec, il poursuit. On va traverser, mais il y a deux problèmes. D’abord, il faut attraper le chemin qui est de l’autre côté. Ensuite, il faut traverser sans allumer les phares, parce que le pont de Pocitos est à deux pas d’ici et que les gendarmes le surveillent. Sans compter que la rivière est pleine de nids-de-poule et que tu risques de t’ensabler. Donc, ça en fait trois, des problèmes.
— Mais vous, vous passez régulièrement par là, non ?
— Oui, mais le mois dernier, un Indien s’est retourné avec un Daihatsu, on a dû le laisser en plan. Une vraie chierie.
— C’est toi, l’Uruguayen ? il demande.
Je m’assieds devant lui. Il fait un signe au garçon qui apporte un autre verre. On attend qu’il se soit éloigné pour parler.
— Je m’appelle Javier Michel, je dis pour meubler.
Il acquiesce avec un sourire énigmatique.
On dirait qu’il m’examine. J’ai l’impression que je l’intrigue, mais j’ignore pourquoi.
— Javier, ça suffira, répond-il au bout d’un moment. Moi, c’est Raúl. C’est ça, le colis à livrer ?
Il pointe le doigt vers l’extérieur. Il veut parler de la voiture, qu’on devine à travers la baie vitrée plus qu’on ne la voit. Entre elle et nous, il y a les femmes, qui nous regardent encore une fois, vite fait, avant de reprendre leur conversation.
La voiture bringuebale d’un nid-de-poule à l’autre, manquant à tout moment de rester coincée dans un trou plus profond. Ça ne fait qu’empirer à mesure qu’on avance. On pénètre dans une sorte de forêt qui descend du flanc de la montagne la plus proche, en suivant ce qui n’est déjà plus un chemin mais un sentier à vaches. On avance dans la plus complète obscurité, car l’épais feuillage arrête même la lumière des étoiles. Je n’ose pas me laisser distancer, je redoute de ne jamais pouvoir me sortir de là tout seul, même en plein jour, mais par moments j’entends clairement le bruit sec des pare-chocs qui se heurtent. A trois reprises j’évite la catastrophe en freinant brusquement.
A travers la fenêtre, on distingue un groupe d’enfants qui traînent au coin de la rue. Ils farfouillent dans les sacs-poubelles. L’un d’eux fait une trouvaille et la montre aux autres. Ils ont subitement l’air heureux : les mains sous les aisselles, ils sautillent sur la pointe de leurs sandales en plastique. Le vent forcit et s’engouffre dans le moindre interstice. Javier Michel les montre du doigt :
— Vous les voyez ? Ils sont de l’autre côté de la frontière, eux. Ce sont nos ennemis. Ce n’est pas leur faute, ni de la nôtre. Mais nous sommes condamnés à les haïr.
Dix minutes plus tard, je me suis arrêté devant un relais avec un petit hôtel attenant. Le seul dans le coin, d’ailleurs. De la rue, je n’ai pas vu grand monde, la plupart des clients regardaient un match à la télévision. Deux femmes qui discutaient à voix basse à une table près de la fenêtre m’ont jeté un regard distrait. Le garçon lavait des verres et ne s’est pas aperçu de mon arrivée. Plus loin, seul dans un coin, un moustachu aux cheveux longs, attachés à l’aide d’un ruban, m’observait. Il était énorme et carré comme un taureau. Ça devait être lui.
J’ai donné un coup d’accélérateur. A neuf heures à Tartagal, avait dit le vendeur. Sans quoi, tu laisses tomber, l’Uruguayen, t’emmènes la voiture en Uruguay et tu m’oublies. Il était huit heures et je me demandais si j’allais y arriver. Pendant un moment, j’ai eu envie d’enclencher le tout-terrain, qui faisait bondir la voiture au quart de tour comme un cheval bien dressé. En fait, je n’ai jamais su comment bondit un cheval, peut-être comme un 4x4, mais je n’en étais pas sûr.