Dans les premières années du XIIe siècle, à l’époque où prend forme l’ancien français et où se compose une œuvre littéraire d’aussi belle ampleur que La Chanson de Roland, les écoles se multiplient : on se livre en particulier avec fureur, nous dit le chroniqueur Guibert de Nogent, à l’étude de la grammaire, la première des trois sciences de base du trivium (préf. des Gesta). Guibert désigne par là un enseignement en latin destiné au vaste milieu des clercs, mais qui n’a pu manquer d’avoir un retentissement sur l’expression des milieux qui, alors, donnent le ton. Et si le français n’avait pas encore acquis ses droits comme matière d’enseignement à l’école, la langue parlée dans le nord de la France, et qui est en usage à la cour des rois d’Angleterre, comme à celle des rois de Sicile, d’origine normande, ne cesse d’accroître son prestige.
L’insuffisance de notre connaissance du plus ancien français tenait au petit nombre de documents de cette époque qui étaient parvenus jusqu’à nous. Or, pour des raisons inverses, rien n’est plus difficile que de connaître l’état de langue actuel. Une quantité énorme de documents peut y contribuer, mais ils ne sauraient en donner respectivement qu’une image partielle et particulière. Les sujets parlants, pour peu qu’ils réfléchissent, se rendront compte qu’ils recourent, suivant les circonstances, à des registres si différents que ce qui était donné comme caractéristique normale du français écrit et soigné, a subitement changé de portée et de valeur dans la langue familière. Telle personne qui disait çui-là et y a en faisant son marché, prononcera celui-là et il y a en lisant à haute voix le journal. Une différence s’accuse entre le français littéraire écrit, que ce soit celui de la grande littérature, de la littérature sans prétention, ou du journal, et la langue que chacun parle. De plus, existe-t-il un «français»? Lorsque, à l’époque classique, le modèle avait tendu à s’unifier, on pouvait être tenté de trancher cette question par l’affirmative, quitte à laisser dans l’ombre les éléments mal accordés avec une norme qui semblait se faire admettre. De nos jours, nous sommes de plus en plus sensibles aux variétés qui entrent dans la composition de cet ensemble aux frontières mal définies que nous appelons le français.
Un Français du XXe siècle ne comprendrait évidemment rien à ce que lui dirait son compatriote du IXe, et les quelques mots que cet ancêtre lui écrirait, à supposer qu’il sût écrire, constitueraient pour son correspondant un redoutable exercice de version; notre contemporain ne serait d’ailleurs pas plus heureux s’il conversait avec un paysan de l’Île-de-France, contemporain de Molière; il n’y a même pas besoin d’imaginer un tel éloignement dans le temps – sans compter que de multiples différences tenant aux milieux sociaux et aux niveaux de langages risquent de s’ajouter à celles de l’ordre temporel – pour que les messages soient obscurcis et que la communication soit rendue pratiquement impossible.
Toutes les époques ont connu leurs contraintes. Nous sommes particulièrement sensibles à celles du XIXe siècle parce qu’elles ont continué à se faire sentir jusqu’à notre temps. Jamais le courant d’unité autoritaire ne s’est manifesté avec autant d’absolutisme dans le domaine du langage. Alors que les fantaisies orthographiques que se permettait telle personne de la bonne société, au siècle précédent, faisaient partie de son pittoresque particulier, elles motivent, au cours de la première moitié du xixe siècle, un interdit aussi grave que les égarements moraux : l’orthographe devient d’«État» en 1832, selon une expression de F. Brunot. L’expression régionale n’est pas reconnue dans ce qui la distingue, et le principe est admis que «la langue doit être une comme la République» et que la diversité des «idiomes grossiers» a pour effet de prolonger «l’enfance de la raison et la vieillesse des préjugés» (convention du 10 prairial et décret du 15 brumaire, an II). Toute une évolution se précisait dans ce sens depuis un siècle et demi, mais jamais on n’avait tenté de la brusquer de cette façon. Les conséquences de cet état d’esprit ont été heureuses lorsqu’elles se sont traduites par la généralisation d’une instruction en langue française; elles l’ont moins été dans la mesure où des cultures de caractère régional se sont senties étouffées par des modes d’expression dont la prédominance était devenue normale et nécessaire, mais dont l’exclusivité ne l’était peut-être pas autant.