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Citation de Charybde2


La lune froide et livide apparaît vers dix heures du soir. Elle brille là-haut mais également à ras de terre, dans les crevasses où elle flotte au creux des flaques que le vent d’ouest fait frissonner, à vingt mètres à peine du hublot derrière lequel il assure son quart, l’œil collé derrière la vitre du hangar à bateau. Il y passe ses nuits. Y répare sa vie. Cela dure des heures. Après, il sombre dans un sommeil de plomb.
Il est rentré de l’auberge en traversant le quai à grandes enjambées. N’en pouvait plus des mièvreries déversées autour de la table par la clique des artistes de Montmartre adeptes des bains de mer. Ils avaient investi le lieu, parlaient fort et s’adressaient au patron comme s’il était leur obligé. S’il avait bu deux ou trois verres de plus, il les aurait sans doute insultés, d’autant que certains commençaient à se donner des coups de coude en se moquant de sa maigreur, de son visage émacié et de sa barbe mal taillée. Il avait préféré filer en douce et laisser monter d’un cran son feu intérieur pour exprimer sa rage plus tard et autrement. Avec de l’encre, du papier, des mots, des tirets et des vers taillés au couteau. Il a les poumons en charpie mais possède encore assez de souffle en réserve pour tenir le rythme rude et endiablé qu’impose le poème.
Il observe les cratères gris de l’astre renversé en caressant le bois de son cotre. Le charpentier de marine qui l’a construit a son atelier sur le vieux port. Il espère bientôt prendre la mer avec, tenir la barre du frêle esquif d’une main ferme. Il se prépare tous les jours, se muscle les bras, soulève des pierres, monte à la corde qu’il a accrochée à la poutre. Ensuite, il s’assoit à bord et consulte des tas de cartes. Sans doute repartira-t-il en Italie, non plus par le train, comme il le fit naguère en compagnie du peintre Jean-Louis Hamon, mais seul, en s’élançant d’ici, pour descendre la côte Atlantique et franchir le détroit de Gibraltar en pénétrant dans des eaux plus calmes que celles qu’il aura auparavant dû affronter en se lançant à l’assaut du golfe de Gascogne et de ses rouleaux d’écume. Il descendra à l’hôtel Pagano à Capri. La jeune Graziella ne sera probablement plus présente à l’accueil. Et si elle l’était, elle ne voudrait sans doute plus l’accompagner dans sa chambre.
Il a vieilli. Il aura bientôt trente ans. Son nez s’est allongé. Ses cheveux tombent. Ses dents se déchaussent. Son corps est secoué par de fréquentes quintes de toux. Il se dit que l’air iodé du large, allié aux bourrasques venues d’Irlande ou d’Écosse, nettoieront peut-être, le moment venu, ses bronches encalminées. Leur mauvais état le perturbe salement, le travaille jusque dans ses rêves. La nuit dernière, alors qu’il dormait allongé dans le cotre, il a vu la Mort monter à bord. Elle s’est approchée de lui. Lui a tapoté la cage thoracique. Ça sonnait creux sous ses doigts secs. Quand il s’est réveillé en sursaut, qu’il a ouvert les yeux et battu l’air avec ses bras avant de se toucher la poitrine et le ventre, ne sentant que ses côtes saillantes, elle avait déjà décampé. Il n’a pas pu se rendormir. Est resté inerte, mal en point sur sa couche. À écouter le ronflement des vagues qui attaquaient les pierres de la digue en provoquant un boucan d’enfer. Des voix fortes résonnaient dans la tempête. La Mort devait être sur le port, en train de sautiller autour des chalutiers en attendant qu’un marin tombe à l’eau.
(« En cale sèche »)
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