Etonnement et remarque qui déclenchèrent le rire incrédule du garçon. Suivi de l'aveu que, dans une vie antérieure, rhinocéros il avait été.
Mumtaz le crut sur-le-champ, à la différence des matelots qui restèrent sceptiques quand le jeune homme leur déroula méticuleusement sa généalogie.
Fourmi pour commencer, leur expliqua-t-il, puis oiseau-flèche. Ensuite, ce poisson aux longues écailles, capable de jaillir des profondeurs et d'attraper au vol les oiseaux dont il se nourrissait. Suivi par le chat, mais un chat très spécial doté de six pattes et de quatre oreilles, qui se nourrissait exclusivement de musique. Rhinocéros enfin.
Une atmosphère sombre dans un paysage désolé. Un homme regarde la photo d'une jeune femme dans un cadre. Alors qu'il en approche le doigt pour souligner le dessin d'une cicatrice, un poigne vigoureuse l'en empêche ..
- Rhino ..., murmura Albuquerque en fronçant les sourcils. Rhino quoi ?
- Rhi-no-cé-ros.
Albuquerque fit approcher confesseur et officiers.
- Eh bien ? demanda-t-il.
Ceux-ci roulaient des yeux ronds. Ils n'avaient jamais vu semblable animal, ni même lu quoi que ce soit sur pareille bête dans les grimoires les plus anciens qui se puissent trouver.
Tandis que le navire traçait lentement sa route sur le miroir d'une Méditerranée éclaboussée d'étoiles et tandis qu'Oçem serrait entre ses bras une Mumtaz rayonnante, Valentin Ferdinand de Moravie, pas plus tôt de retour à Nuremberg, poussait la porte de l'atelier de Dürer. Ce si justement célèbre Alfred Dürer, dont on s'arrachait gravures et tableaux par toute l'Europe.
Il tira de sa besace un calepin, l'ouvrit, le feuilleta, le colla sous le nez de l'occupant des lieux.
-Regarde, mon ami, ce que j'ai vu à Lisbonne, le mois dernier.
-Mon Dieu, Valentin, c'est quoi ce monstre que tu me rapportes là ? s'exclama Dürer.
Puis Oçem s'agenouilla devant le rhinocéros. Il lui présenta Ganesh dans la coupe de ses paumes, l'éleva jusqu'à toucher le mufle de l'animal, lui expliqua que la statuette étendait sa bienveillance sur eux trois, qu'elle les protégerait tout le long de cet interminable voyage.
Il se tut. Ils attendaient. Le rhinocéros hocha sa tête énorme. On aurait juré qu'il comprenait.
Mumtaz lui déposa alors un baiser sur la pointe du mufle. Le rhinocéros en aurait ronronné si chat il avait été.
Seuls les enfants résistèrent à cette navrante inclination de la nature humaine, qui toujours finit par dégrader la plus grande des merveilles en spectacle banal.