Jean-Claude Montel

Lundi 24 avril
Après une nuit presque blanche j'ai la tête lourde au moment de reprendre mon Journal interrompu depuis plusieurs jours. Une fois de plus, je comprends très vite que je ne trouverai rien à lui confier qui m'inciterait aujourd'hui à poursuivre. Et puis je commence à réaliser qu'il est au fond parfaitement ennuyeux de s'occuper tant de soi, de s'analyser, confesser, raconter, comme je l'ai déjà fait cent fois. J'aspire au moment où je n'aurai plus besoin de ce cahier et pourrai regarder calmement au-dehors, même si ces notes présentent certains avantages. Je m'y souviens, je m'y soulage et réfléchis. Parfois même j'ai cru me décider. Mais aujourd'hui, relisant quelques pages, je les trouve si ennuyeuses, que je décide une fois encore de tout plaquer pour descendre au village.
Il y a bien longtemps que je n'avais vu autant de monde au café. Autant de monde assis et silencieux à mon entrée. Tous me dévisageaient comme si j'étais un étranger venu d'une autre planète. J'ai fini par demander : «Qu'est-ce qui se passe ?». Personne ne semblait avoir entendu ma question. Finalement c'est Pierrot-Main-verte, que l'on surnomme ainsi parce qu'il s'occupe de plusieurs jardins au village, qui s'est levé en enlevant son béret et, de sa voix de fausset, a presque sangloté : «Simone est mô».
Je n'ai pas compris immédiatement ce qu'il disait mais curieusement j'ai aussitôt revu le corps de Mme Gorin. Elle était complètement nue et, juchée sur une chaise, frappait son mari avec une cravache. C'est du moins ce que j'avais cru apercevoir hier soir par la fenêtre laissée ouverte alors que je venais de quitter Lily. Il pouvait être dix heures trente et je rentrais chez moi. Cette vision presque impensable du corps décharné de Mme Gorin m'avait si profondément troublé que j'avais mis très longtemps à trouver le sommeil.
Ce matin on m'apprend que c'est madame Harou qui est morte. Je n'arrive pas à y croire, du moins pas encore.

Ainsi en repos près de ce corps fragile et si mince qu'elle semblait toujours la jeune fille et qu'il ne pouvait pour cela l'accabler de paroles de violence ou de désespoir qui parfois la troublaient. Au contraire, prenait plaisir toujours égal à son babil fait à voix claire et riante et de la voir battre les mains au souvenir de son enfance ou de ses voyages par toute l'Europe. Quand, reposée dolente dans le fauteuil, croisant et décroisant ses jambes, ou au contraire les repliant sous elle pour se pelotonner au coin du grand dossier en cuir, il se sentait pris pour elle d'attendrissement et douceur et s'installait à son devant, si près qu'apercevait la fuite naissante de ses jambes découvertes au-dessus du genou et, quand ouvrait un peu plus sa robe, respirait cette chaleur en elle, se sentant mis à merci de son pied qu'elle déchaussait alors et lui donnait à tenir pour son grand plaisir, le couvrant de baisers jusqu'à atteindre le total oubli de ses peines.

De la pièce où s'était enfermé l'entendit encore l'appeler de revenir, mais n'en fit rien, se sentant incapable de mouvement et serré à son ventre. Quand enfin put marcher, la retrouva en pleurs sur le lit et au visage si défait de larmes qu'il en eut honte d'abord et voulut la consoler, mais ne le put et au contraire, s'étant écarté d'un pas, lui cria de se taire. Ce qui, avec nouvelle honte, lui apporta étrange soulagement à la pensée d'avoir accompli chose depuis longtemps nécessaire car plus longtemps ne pouvait cacher par menteries ce qui était en lui.

C’est dans ce territoire marqué et borné de tous côtés, qu’il traça et délimita religieusement presque chaque jour et d’une saison à l’autre, qu’il devint progressivement cette matière de langue inépuisable des choses et des êtres mêlés indissociablement. Confondus.